Les disparus
couple amoureux. Je
lui ai montré une autre photo.
Ya, duss ist Shmiel Jäger. Elle a soupiré. Shmiel
Jäger, il était bel homme. Un bel homme, un très bel homme ! Puis, elle a
levé la main en l'air et dit, Haut !
Malcia S'est assurée que
nous avions bien tous du vin dans nos verres et a repris le fil de ses
réminiscences. J'ai regardé la bouteille. murfatler
pinot noir, disait l'étiquette.
J'avais l'habitude d'aller avec ma mère pour acheter de la
viande dans sa boucherie, a-t-elle dit. Et il donnait à ma mère la toute
meilleure viande qu'il avait ! Ils se disaient tu, parce qu'ils
étaient à l'école ensemble.
Vous deviez donc avoir à peu près le même âge que Lorka,
ai-je dit. Elle devait avoir peut-être un an de moins.
Oui, oui, nous n'étions pas dans la même classe, mais nous
allions à la même école – il n'y avait pas d'autre école à Bolechow !
Est-ce que vous jouiez ensemble ?
Oui, oui, a dit Malcia. Puis, elle a semblé hésiter un
instant avant d'ajouter, Mais elle était... chaque fois, elle était...
Cherchant le mot anglais, elle s'est tournée vers Shlomo. Es
tat ihr immer leid, a-t-elle dit, avec un rire espiègle. Elle était
toujours blessée, toujours désolée.
Insultée ? a offert Shlomo.
Toujours ricanante, Malcia a dit en yiddish, Zi is immer
geveyn
mit a
hoch Nase.
Le nez haut ? Je n'avais jamais entendu cette expression.
Ah ! Ah ! a dit Shlomo. Il s'est tourné vers moi
et m'a regardé droit dans les yeux. Elle dit qu'elle se prenait, vous savez...
pour « quelqu'un ». Il a posé un doigt sur le bout de son nez et l'a
relevé pour exprimer, dans un geste universel, la suffisance.
Pourquoi ça ? ai-je demandé à Malcia.
Elle a fait une grimace désapprobatrice. Hé bien, elle
savait qu'elle était jolie, qu'elle avait une belle maison, des parents bien...
Quelle était exactement la réputation de la famille ? ai-je
demandé, et là-dessus, elle s'est lancée dans une histoire. Il y avait une
organisation charitable que son père avait fondée, appelée Yad Charuzim, La
Main du Diligent. Elle a ri. Lorsque mon père était président, a-t-elle dit, je
disais à tout le monde, Mon père est le président ! J'ai souri et
elle a ajouté que Shmiel avait été président, lui aussi, à un moment donné. Ce
qui explique enfin une photo que j'avais vue, des années auparavant, dans le
livre Yizkor de Bolechow. Au bas des deux photos qui apparaissaient à la page
282, mon grand-père avait écrit les noms de ses frères Shmiel et ltzahk. Sur la
photo, Shmiel est assis, en veste sombre avec chemise à col cassé et nœud
papillon, au centre d'un groupe important d'hommes bien habillés ; assis par
terre, Itzhak tenait le coin d'une pancarte sur laquelle devait être inscrit le
nom d'un club quelconque, mais les seules lettres visibles sur la photo étaient
CHA. À cet instant précis, Malcia a dit quelque chose rapidement à Shlomo, qui
s'est levé et s'est dirigé vers une pile de documents. Il est revenu et m'a
tendu une photocopie de format A-l de ce qui était, de toute évidence, la photo
originale qui avait été si mal reproduite dans le Sefer HaZikaron LeKedoshei
Bolechow. Il se trouve que l'original appartenait à Malcia. Sur la
photocopie, la pancarte tenue par Itzhak est parfaitement lisible :
ZALOZYCIELE
19 JAD 28
CHARUZIM
BOLECHOW
FONDATEURS DU
YAD CHARUZIM, 1928, BOLECHOW.
Malcia a pointé le doigt sur un visage que je connaissais
bien : beau, distant, élégante et impeccable petite moustache qu'il imaginait
(je ne pouvais m'empêcher de le penser) lui donner l'air plus vieux, plus
digne. Il n'avait que trente-trois ans. Itzhak, au contraire, a l'air un peu
amusé.
Voici Shmiel Jäger le président, sur cette photo, disait
Malcia. Et voici mon père.
Elle a pointé l'index sur un homme à l'air très digne, aux
yeux pâles et avec une barbichette, assis dans la même rangée que Shmiel.
Et voici Kessler, le charpentier, a-t-elle poursuivi.
Une fois de plus, j'étais à la fois ému et peiné à l'idée
que chacune de ces personnes avait une famille, une histoire ; et que, quelque
part, quelqu'un qui s'intéressait, disons, à la famille Kessler était peut-être
en train de dire, Et celui-ci, ce n'est pas Jäger, le grossiste, là au
milieu, celui qui avait les camions ? Et lui, ce n'est pas son frère, celui qui
avait la boucherie, tu te souviens de l'histoire... ?
Oui, Lorka avait une belle maison, une
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