Les disparus
plus encore que les paroles de,
disons, « Mayn Shtetele Belz », « Ma Petite Ville de Belz »
qui sont après tout assez sentimentales. Si je voulais faire sentir ce qu'avait
de singulier la chanson que mon grand-père nous chantait, il faudrait que je ne
me contente pas de transcrire les paroles :
Oh pourquoi mon Daniel avez-vous frappé,
Mon Daniel ne vous avait rien fait.
La prochaine fois que mon Daniel vous frappez
A un policier, je vais vous dénoncer !
Hou hou !
Je pourrais, par exemple, essayer de le transcrire un peu
différemment, de façon qu'il soit possible de se faire une idée du rythme de
cette chanson, qui était pour moi, lorsque j'étais petit, à la fois apaisante
(parce que c'était finalement une promesse de protection et de rétribution) et
terrifiante (puisqu'elle faisait naître la possibilité incompréhensible que
quelqu'un voulait me frapper, moi, un enfant). La transcription aurait alors
cette allure :
Oh POURQUOI mon DAN-iel avez-vous FRAP-pé, Mon DAN-iel ne
VOUS avait rien fait. La prochaine FOIS que mon DAN-iel vous frappez A un
po-LICIER, je vais vous dé-NONCER ! hou HOU!
Mais, bien sûr, même comme cela, il n'y aurait pas moyen de
faire sentir les inflexions particulières de la voix presque disparue de mon
grand-père (je dis presque disparue, parce que mon grand-père s'est suicidé
avant la venue des caméras vidéo, et par conséquent le seul enregistrement que
nous ayons de sa voix est la cassette que j'ai faite de lui au cours de l'été
1974, lorsqu'il nous a raconté l'histoire de l'attaque russe, quand il était
sorti en courant de la maison, sans ses chaussures. Les voix sont les choses
qui s'effacent en premier, dans le cas des gens qui ont vécu avant une certaine
époque de l'évolution technologique : personne ne saura jamais à présent a quoi
pouvaient ressembler les voix de Shmiel et des autres membres de sa famille).
Pour donner une impression plus précise que celle procurée par les simples
paroles de cette chanson, que j'ai chantée, assez timidement, à mes propres
enfants, et je doute qu'ils la chanteront aux leurs, il faudrait que j'essaie
d'imiter la prononciation très particulière d'un habitant de Bolechow, quelque
chose comme ceci :
Oh purquoi mon Déniel avez-fus freppé,
Mon Déniel né fus avait rien fait.
La préchaine fois que mon Déniel vus freppez
À un policier, je fais fus dénoncer !
Hu HU!
Et même là, il y a la mélodie, les inflexions tristes,
sépia, en tonalité mineure qui me font me demander, brièvement, si c'était la
traduction d'une vieille chanson de son enfance. Récemment, j'ai demandé à mon
frère Andrew, qui joue si bien du piano, s'il se souvenait de l'air de cette
chanson de mon grand-père, et lorsqu'il a répondu, Bien sûr que je m'en
souviens, je lui ai demandé de la transcrire pour moi. Une semaine après,
environ, j'ai ouvert le fichier qu'il m'avait envoyé et j'ai souri en voyant
qu'il l'avait intitulée Oh pourquoi mon Andrew avez-vous frappé. Quand
je lui en ai parlé, il a dit, très sincèrement, Il ne m'était jamais venu à
l'esprit qu'il ait pu la chanter à quelqu'un d'autre.
J'ai donc chanté cette chanson à Shlomo, alors que nous
roulions vers le sud, dans le désert, en direction de l'appartement des
Reinharz, et il a secoué la tête en disant, Non, je ne peux pas dire avoir
jamais entendu cette chanson.
J'étais déçu. Mais il y avait une autre chanson qui
m'intéressait, une autre chanson assez mélancolique, et c'est sans doute parce
qu'elle était tellement triste que, moi qui connais si peu la musique
populaire, je m'étais dit qu'elle provenait peut-être aussi de l'enfance perdue
de mon grand-père, fils d'une famille de bouchers, il y a une centaine
d'années, et à six mille cinq cents kilomètres de moi. Je l'ai chantée aussi à
Shlomo dans la voiture :
Je voudrais encore, je voudrais en vain
Je voudrais avoir seize ans demain
Seize ans demain jamais, jamais fêtés
Jusqu'au temps des cerises pendant aux pommiers !
Je ne me suis pas soucié de mettre l'accent, cette fois : fudrais, avait dit mon grand-père, je fudrais en fain. Jusqu'au temps tes
cérises.„ Shlomo a écouté et pris un visage embarrassé. Je n'ai jamais
entendu cette chanson non plus, a-t-il dit.
Oh, tant pis, ai-je dit. Ce n'est pas grave. C'est juste une
chanson.
J'ai regardé par la fenêtre. Le désert s'était transformé en
immeubles.
Ha, ha ! a dit
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