Les disparus
sujet de cet épisode fascinant – peut-être parce
qu'il épargne ses munitions d'exégèse pour le moment où c'est vraiment
nécessaire, c'est-à-dire pour l'histoire bien plus troublante de la volonté
d'Abraham de tuer son propre fils. L'explication de Rachi ne me semble pas non
plus, pour une fois, très convaincante. L'érudit français du Moyen Age commence
par expliquer l'ordre de l'ange de « ne pas regarder en arrière »
comme une sorte de punition : il glose sur le texte « Ne regarde pas
derrière toi » en suggérant que, dans la mesure où Lot et sa famille ont
péché exactement comme l'ont fait les habitants des cités jumelles et où ils ne
sont sauvés qu’en raison de leur relation à Abraham, ce bon prophète, ils n’ont
aucun droit d'être les témoins du châtiment des condamnés depuis le point de
vue confortable procuré par leur fuite. « Vous ne méritez pas de voir leur
châtiment alors que vous êtes sauvés », voilà comment l'érudit français le
formule. Quant au sort de la femme de Lot, Rachi explique l'étrange détail de
sa métamorphose d'être humain en minéral en disant qu'elle a « péché avec
le sel » et qu'elle est par conséquent «frappée par le sel ». Ce
« péché avec le sel» est une référence à une tradition midrashique qui dit
que la femme de Lot a rejeté la coutume voulant qu'on donne du sel aux invités
(la même tradition soutient que, plus tard, sous prétexte d'emprunter du sel à
ses voisins, la femme de Lot a dénoncé aux autorités sodomites les actions de
son mari né à l'étranger — ce qui fait penser que, à la différence de son mari,
elle était probablement native de Sodome).
Aussi ingénieuse soit-elle, cette explication me paraît
manquer complètement la signification émotionnelle du texte – sa
magnifique, et magnifiquement économique, évocation des sentiments compliqués
que la plupart des gens ordinaires, du moins, éprouvent très régulièrement :
les regrets déchirants pour les passés que nous devons abandonner, la nostalgie
tragique de ce que nous devons laisser derrière nous. Sans doute parce que j'ai
fait des études classiques, j'ai été frappé, à la lecture de l'explication
donnée de ce passage, par le peu d'attention accordée, le peu d'appréciation
donnée par le texte judaïque et ses commentateurs juifs à ce qui me semble être
la question évidente posée dans l'histoire de Sodome et de Gomorrhe, la
question de la valeur de la beauté et du plaisir. Abraham, nous ne devons pas
l'oublier, est né dans une ville, mais il a passé l'essentiel de sa vie en
nomade, comme le montre clairement parashat Lech
Lecha ; peut-être qu'il a oublié désormais les plaisirs de l'urbanité.
Mais la femme de Lot est profondément attachée à sa ville – Rachi la
qualifie en fait de « métropole » —, et nous pouvons imaginer que
c'est parce que, comme toutes les grandes métropoles, celle que nous rencontrons
dans parashat Vayeira offre sans conteste son lot de beauté, de plaisirs rares
et compliqués, parmi lesquels, en effet, les vices mêmes pour lesquels la ville
a été châtiée. Toutefois, c'est peut-être le païen, l'helléniste qui parle en
moi. (Le rabbin Friedman, au contraire, ne peut se résoudre à envisager
seulement ce que les gens de Sodome ont l'intention de faire aux deux anges
mâles, lorsqu’ils se rassemblent devant la maison de Lot au début du récit, à
savoir les violer, interprétation que Rachi accepte placidement en soulignant
assez allègrement que si les Sodomites n'avaient pas eu l'intention d'obtenir
un plaisir sexuel des anges, Lot n'aurait pas suggéré, comme il le fait de
manière sidérante, aux Sodomites de prendre ses deux filles à titre de substitution.
Mais, bon, Rachi était français.)
C'est cet échec arbitraire à comprendre Sodome dans son
contexte, en tant que métropole ancienne du Proche-Orient, en tant que lieu de
plaisirs sophistiqués et même décadents, de beautés hyper-civilisées, qui
aboutit à cette incapacité du commentateur à saisir la véritable signification
des deux éléments cruciaux de cette histoire : le commandement de l'ange à la
famille de Lot de ne pas se retourner vers la ville qu'ils fuient et la
transformation de la femme de Lot en statue de sel. Car si vous voyez en Sodome
quelque chose de beau – qui le paraîtra encore plus, sans aucun doute, du
fait qu’il faut l'abandonner et la perdre à jamais, précisément de
Weitere Kostenlose Bücher