Les disparus
le lourd combiné, j'avais dit, Nous
sommes probablement les seules personnes dans New York à pouvoir avoir une
conversation téléphonique !
Vous savez pourquoi ? avait-elle murmuré. C'est parce que
nous sommes les seuls à avoir gardé ces téléphones ! C'est parce que nous
aimons tous les deux les vieilles choses ! Ha !
Elle avait donc des problèmes avec ses genoux. Ou bien elle
avait des déficiences de sodium, de calcium ou peut-être de potassium, je ne
parviens pas à me souvenir du nom des éléments chimiques qui étaient trop rares
ou trop abondants dans son sang, mais je savais qu'une de ces déficiences
provoquait un problème qui l'enrageait et la frustrait, qui était une sorte
d'aphasie. Elle était au beau milieu d'une conversation et, tout à coup, elle
prenait un air à la fois désemparé et enragé, et elle disait, Eccchhh, je
n’arrive pas à penser à ce que je veux dire, vous savez ce que c'est, et
parfois je le savais, et parfois je ne le savais pas, mais dans un cas comme
dans l'autre, je disais, Tout va bien, madame Begley, ce n'est pas important.
Deux mots, je l'ai noté, qui n'avaient pas disparu de son vocabulaire au cours
de l'été et de l'automne qui ont précédé sa mort, étaient sentimental et plus beau.
Et puis elle a eu une pneumonie, et puis elle a été mieux,
et puis elle a été moins bien, et puis elle est morte.
A l'intérieur de la chapelle funéraire de Madison Avenue,
devant une modeste pièce remplie de simples bancs bien cirés, le cercueil en
pin ordinaire, comme le veut la coutume, attendait. Assises sur ces bancs, une
vingtaine de personnes environ : en dehors de la famille, c'était pour
l'essentiel des amis de son fils et une poignée de gens qui, comme moi, étaient
contre toute attente ses amis. Dans la petite antichambre où nous étions réunis
avant que commence le service, une vieille femme minuscule, vraiment minuscule,
aussi réduite qu'une idole de tribu, était assise sur une banquette, dans une
tenue d'un chic étonnant : un feutre extravagant, un tailleur de couturier, un
chemisier à jabot, d'immenses lunettes. Seules ses chaussures sport bizarres,
avec d'épaisses semelles, paraissaient ne pas entrer dans le tableau. Elle
avait l'air d'avoir cent ans et il se trouve que c'était pratiquement son âge.
La femme de Louis m'a attiré vers elle et me l'a présentée. Cette dame avait
été la voisine de Mme Begley à Stryj, a dit Anka. La vieille dame a levé vers
moi des yeux considérablement agrandis et, en me dévisageant, a dit, Je
connais Louis depuis qu'il était bébé ! Maintenant, je suis la
dernière !
Mais, pour une fois, parler avec une vieille dame juive ne
m'intéressait pas et je me suis contenté de hocher la tête, et puis je l'ai
abandonnée rapidement pour aller m'asseoir, en évitant tout contact avec les
autres invités. La dernière fois que j'avais enterré un Juif d'une ville de
Galicie, cela avait été mon grand-père, et avec toute l'émotion, et avec ma
famille, et avec ma mère qui pleurait, c'était passé comme un éclair. J'avais
vingt ans. Cette fois, j'en avais plus de quarante. Je savais ce que je
perdais.
Pendant que le bref service se déroulait, j'ai sorti une
photo que j'avais prise quatre ans plus tôt, au cours d'un déjeuner defête
qu'elle avait donné après mon retour d'Ukraine. Sur la photo, elle était assise
à la table de sa salle à manger, sa main élégante, couverte de veines, posée
sur la nappe, jetant un regard un peu agacé en direction de l'objectif, son bon
œil à moitié ouvert, le visage allongé d'Europe centrale distant et las, mais
pas antipathique. Pendant que son fils parlait – Mais quelque chose en
elle avait été brisé, a-t-il dit à un moment donné ; de ça je mesouviens
– et puis ses petits-enfants et enfin son arrière-petite-fille, une
adolescente intense, avec des cheveux noirs, des lèvres pleines et des yeux
rêveurs qui, j'en suis convaincu, ressemblent de façon remarquable à ce que
devaient être ceux de son arrière-grand-mère, et en effet le soir où j'ai posé
les yeux pour la première fois sur cette fille, qui était le soir où j'ai fait
la connaissance de Mme Begley et qu'elle s'était moquée de moi et avait dit, Bo-LEH-khoof!, le soir où j'avais vu cette fille la première fois, j'avais dit, Oh !
Comme vous ressemblez à votre arrière-grand-mère ! ce qui pourrait
être, pour autant que je sache, dans trente ans, le début d'un autre
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