Les disparus
poursuivi mon grand-père sur quarante-deux étages du Chrysler Building
après la lecture d'un certain testament en 1947, en brandissant une paire de
ciseaux ou peut-être était-ce un coupe-papier ; il parlait de cette méchante
tante à lui, la femme de l'oncle qui avait payé son passage pour l'Amérique (la
même tante avec qui le frère aîné de mon grand-père, le prince, avait dû vivre
pendant son bref séjour aux Etats-Unis en 1913, et peut-être que c'était sa
méchanceté qui l'avait décidé à retourner vivre à Bolechow, décision qui
paraissait tellement juste à l'époque) ; mon grand-père parlait de cette tante, Tante, qui est, sur les quelques photos qui restent d'elle, une énorme
matriarche, au teint terreux, au visage revêche, aux bras replets pendus à son
torse comme d'opulentes robes de cour, une femme si formidable que, même
aujourd'hui, dans ma famille – même parmi ceux qui sont nés une génération
après sa mort –, il est impossible d'entendre le mot Tante sans
frissonner.
Et il parlait de la plaisante
simplicité des bar-mitsva du Vieux Continent, comparée (vous étiez censé le
sentir) à l'extravagance à la fois empesée et empressée des cérémonies d'aujourd'hui
: tout d'abord, les cérémonies religieuses dans des temples glacés aux toits
pentus et, ensuite, les réceptions dans les salles de restaurant et les country
clubs luxueux, à l'occasion desquelles des garçons comme moi lisaient la parashah, la portion de la Torah correspondant à cette semaine-là, et chantaient sans
comprendre les portions haftarah, les extraits tirés des Prophètes qui
accompagnent chaque parashah, tout en rêvant à la réception suivante et
à la promesse de boire furtivement des whiskey sours (c'est dans cet
état que j'ai chanté la mienne : une performance qui s'était achevée avec ma
voix déraillant complètement, c'en était mortifiant, au moment où je parvenais
au tout dernier mot, passant d'un pur soprano au baryton qui la caractérise depuis). Nu, et alors ? disait-il. Tu te levais à cinq heures, ce matin-là, au
lieu de six, tu priais une heure de plus dans la shul, et puis tu
rentrais chez toi et tu mangeais des petits gâteaux avec le rabbin et ta mère,
et ton père, et c'était tout. Il parlait de la façon dont il avait été
malade pendant les dix jours de la traversée vers l'Amérique, du temps où, dix
ans auparavant, quand il avait dû monter la garde devant une grange remplie de
prisonniers de guerre russes, quand il avait seize ans, pendant la Première
Guerre mondiale, ce qui expliquait pourquoi il savait le russe, une des
nombreuses langues qu'il connaissait ; il parlait du groupe de vagues cousins
qui venaient dans le Bronx de temps en temps et qu'on appelait,
mystérieusement, « les Allemands ».
Mon grand-père me racontait toutes
ces histoires, toutes ces choses, mais il ne parlait jamais de son frère et de
sa belle-sœur, et des quatre filles qui, pour moi, ne semblaient pas tant morts
qu'égarés, disparus non seulement du monde, mais – de façon plus terrible
pour moi – des histoires mêmes de mon grand-père. Ce qui explique
pourquoi, de toute cette histoire, de tous ces gens, ceux dont je sais le moins
sont les six qui ont été assassinés, ceux qui avaient, me semblait-il alors,
l'histoire la plus étonnante de toutes, l'histoire qui méritait le plus d'être
racontée. Mais, sur ce sujet, mon grand-père si loquace restait silencieux, et
son silence, inhabituel et intense, irradiait le sujet de Shmiel et de sa
famille, en les rendant impossibles à mentionner et, par conséquent,
inconnaissables.
Inconnaissables.
Chaque mot du Pentateuque de
Moïse, le cœur de la Bible hébraïque, a été analysé, examiné, interprété et
soumis au regard scrutateur d'érudits rigoureux pendant des siècles. Il est
généralement admis que le plus grand de tous les commentateurs bibliques était
l’érudit français du XIe siècle, le rabbin Chlomo ben Isaac, mieux connu sous
le nom de Rachi, qui n'est rien d'autre que l'acronyme formé par les initiales
de son titre, de son prénom et de son patronyme : Ra(bbin) Ch(lomo ben) I(saac)
- Rachi. Né à Troyes en 1040, Rachi a survécu aux terribles bouleversements de
son temps, dont les massacres de Juifs, lesquels étaient, pour ainsi dire, un
effet dérivé de la première croisade. Eduqué à Mayence, où il fut l'étudiant de
l'homme qui avait été lui-même le meilleur
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