Les disparus
je vais m'évanouir !
Auschwitz a donc toujours été pour moi un prélude. Nous
savions, en regardant, cet après-midi-là, le célèbre fil barbelé dont il est
possible de faire de magnifiques compositions artistiques, en contemplant le
panorama célèbre des voies de garage qui disparaissent dans le lointain, dans
ces photos célèbres, avec la même inéluctabilité raisonnable de l'espace et de
la distance que l'on trouve dans la perspective des peintures de la Renaissance
– L'Ecole d'Athènes, par exemple – à travers un portique
ouvert sur un point de fuite qui était en effet un point d'évanouissement ; en
regardant ces piles de chaussures, de lunettes et de prothèses, parfaitement
préservées derrière les vitres ; et puis en regardant, le lendemain matin, les
synagogues vides du quartier Kazimiersz de Cracovie, l'ancien quartier juif où
était née la mère de mon père, dans un autre monde, incroyablement grouillant,
où les touristes allemands, américains et suédois circulaient aujourd'hui, avec
une attention polie, parmi des silhouettes en carton de Juifs, grandeur nature,
dans des attitudes rigides et pieuses de dévotion religieuse, tandis que des
enregistrements de prières en hébreu bourdonnaient dans le fond, qui me
rappelaient les visites de mon enfance à l'American Museum of Natural History
pour voir les dioramas de dinosaures ; et puis, le troisième jour, en regardant
l'architecture résidentielle, à la fois superbe et délabrée, de la ville que je
ne pouvais m'empêcher de considérer comme Lwów et, parfois même, comme Lemberg,
mais jamais comme L'viv, les pâtés de maison massifs de l'ère Habsbourg,
composés d'immeubles d'habitation impossibles à distinguer de ceux de Vienne,
de Budapest ou de Prague, avec leurs fenêtres néo-classiques, certaines
surmontées de frontons, d'autres par de minces arches, donnant sur leurs
voisins, avec leurs blocs de pierres rugueuses au rez-de-chaussée qui, si mes souvenirs
d'un cours d'histoire de l'architecture sont bons, avaient pour but de donner
aux occupants une impression de sécurité – nous savions, en regardant
toutes ces choses, toute cette histoire de la communauté juive d'Europe
compressée en deux jours et demi, le ghetto grouillant, l'assimilation manquée,
l'annihilation réussie, nous savions que, aussi intéressant, poignant ou
ennuyeux que cela ait pu être, nous ne faisions qu'attendre le bon moment. Le
point essentiel de notre voyage de six jours, nous le savions, c'était Bolechow
: tout – l'organisation, la dépense, l'effort, les querelles,
l'article –, tout dépendait – et trouverait sa justification
– du fait de pouvoir découvrir quelque chose, quelqu'un qui les aurait
connus et pourrait nous raconter ce qui s'était passé, ou nous raconter au
moins une histoire assez bonne pour être vraie, pour être répétée. C'était tout
l'intérêt du voyage, ce dimanche, quand nous irions enfin à Bolechow.
Et c'est donc le quatrième jour que nous sommes finalement
partis pour Bolechow. Quand notre voiture s'est arrêtée sur la place minuscule
et mal entretenue, il n'y avait absolument personne.
Depuis la petite crête
sur la route qu'il faut franchir juste avant d'entrer dans la petite ville,
Bolechow ne ressemble pas à grand-chose : un ensemble de maisons massives aux
toits pointus, regroupées autour d'un labyrinthe de rues si serrées que la
petite place ouverte fait l'effet d'un soupir de soulagement, la ville entière
étant nichée dans une dépression au milieu des collines. Pendant que je
regardais en contrebas de l'endroit où nous nous étions arrêtés pour prendre
des photos – Matt, qui n'avait cessé d'échanger des méchancetés avec
Andrew dans la voiture, voulait sortir et photographier un cheval qui se
trouvait près du panneau, très laid, qui annonçait le nom de la ville en
ukrainien, Bolekhiv – j'ai pensé à quel point elle paraissait
vulnérable : combien il était facile d'y entrer, combien elle était isolée.
Nous sommes remontés dans la voiture et nous avons continué.
Là, dans la ville minuscule, nous avons trouvé trois
personnes, chacune nous faisant approcher un peu plus près d'eux, de Shmiel et
de sa ramille, même si chacune nous rappelait à quel point ils étaient éloignés
dans le temps.
Nous avons d'abord trouvé Nina. Alex avait garé la Passat
sur la place non pavée, irrégulière, de la ville, pas très loin de l'église
ukrainienne au
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