Les disparus
j'étais Mauvais en math, mais bon en anglais et en
français ; Matt, blond, les yeux ambre, avec un grand sourire
habituellement réservé, pendant son adolescence combative, à des gens
extérieurs à la famille, et déjà une sorte de héros au lycée pour les photos
qu'il avait prises de l'équipe de football, des élèves, des professeurs, était Rebelle
mais secrètement sensible ; Eric, avec sa tignasse de cheveux bruns et ses
yeux noisette attentifs, ses liasses de dessins macabres et délicats qu'il
produisait déjà à l'âge de douze ou treize ans, avec leurs légendes troublantes
(« Arrêtez de Me Suivre ou Je Demande à ma Bonne de Vous
Étrangler »), était, comme tout le monde le savait, L'Artiste, même
s'il était aussi Le Plus Drôle de la Famille. Et Jen, la benjamine,
l'unique fille longtemps attendue, vive, brune, petite, avec des yeux (disaient
les vieux parents juifs) comme des cerises noires, major de sa
promotion, violoncelliste, écrivain, était La Star. Mais pour moi, qui
ai passé les quinze premières années de ma vie à dormir à soixante centimètres
de lui, à l'écouter en train d'écouter ses matchs de hockey, à me demander comment
on pouvait être aussi bon en math, en science, en anglais et en sport, Andrew
était simplement Bon en Tout. Ce ne fut pas donc une surprise qu'il en
ait su autant que moi sur Bolechow au moment où nous sommes partis pour L'viv.
C'était lui, après tout, qui m'avait fait le précieux cadeau des Memoirs of
Ber of Bolechow. Pendant les mois qui ont précédé le voyage, en août en
particulier, il n'a cessé de m'envoyer des e-mails pour me signaler les noms
des livres qu'il avait lus et dont j'aurais dû, estimait-il, faire
1'acquisition : Bitter Harvest: Life and Death in Ukraine under Nazi Rule, ou
encore Masters of Death: The SS-Einsatzgruppen and the Invention of the
Holocaust. Je les ai achetés, bien entendu.
Et donc, puisque Andrew voulait y aller et puisque Andrew
demande rarement quoi que ce soit ; et puisque Matt pensait pouvoir faire
quelques photos intéressantes ; et puisque Jennifer, qui avait récemment fait
sa propre étude de la vie et de la religion juives, et qui allait bientôt être
l'unique membre de ma famille à épouser un Juif, était intéressée elle aussi ;
en raison de toutes ces choses qui étaient importantes pour mes frères et ma
sœur, nous sommes allés à Auschwitz, le premier jour de notre arrivée en
Pologne.
J'étais le seul à ne pas avoir voulu y aller. J'étais
méfiant. Pour moi, Auschwitz représentait le contraire de ce qui m'intéressait
et – comme j'ai commencé à m'en rendre compte le jour où je suis allé à
Auschwitz – de la raison pour laquelle j'avais fait ce voyage. Auschwitz,
désormais, est devenu, en un seul mot, le symbole géant, la généralisation
grossière, la formule consacrée de ce qui est arrivé aux Juifs en Europe
– même si ce qui s'est passé à Auschwitz n'est pas arrivé, en fait, à des
millions de Juifs dans des endroits comme Bolechow, des Juifs qui ont été
alignés et abattus au bord de fosses communes ou, échappant à ça, ont été
envoyés dans des camps qui, à la différence d'Auschwitz, n'avaient qu'un but,
des camps qui sont moins connus du public, précisément parce qu'ils n'offraient
pas d'autre issue que la mort et ne laissaient par conséquent aucun survivant,
aucune mémoire, aucune histoire. Mais, même si nous acceptons Auschwitz comme
symbole, ai-je pensé en arpentant son périmètre si étrangement paisible et
impeccablement soigné, il y a quelques problèmes. C'était pour sauver mes
parents des généralités, des symboles, des abréviations, pour leur rendre leur
particularité et leur caractère distinctif, que je m'étais lancé dans ce voyage
étrange et ardu. Tués par les nazis – oui, mais par qui exactement
? Effroyable ironie d'Auschwitz – je m'en suis aperçu en traversant les
salles remplies de cheveux humains, de prothèses, de lunettes, de bagages
destinés à ne plus aller nulle part –, l'étendue de ce qui est montré est
tellement gigantesque que le collectif et l'anonyme, l'envergure du crime, sont
constamment et paradoxalement affirmés aux dépens de toute perception de la vie
individuelle. Naturellement, c'est utile puisque, même encore aujourd'hui,
même lorsque les survivants racontent leurs histoires à des gens comme moi, il
y en a d'autres, nous le savons bien, qui veulent minimiser l'importance de
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