Les disparus
longtemps.
De toute évidence (ai-je pensé), la trahison du groupe Babij avait été
transmise de façon confuse dans la traduction, quelque part entre l'événement
même et le moment où quelqu'un avait raconté à mon grand-père et ses frères et
sœurs ce qui était arrivé à Oncle Shmiel et sa famille. Et, d'une certaine
façon, cet unique événement de l'histoire, la trahison, a été brodé,
avec le temps, dans le récit familial. Mon grand-père, ses frères et ses sœurs,
et les autres, ont tous voulu croire à cette histoire, comme nous l'avons fait
nous-mêmes ensuite, cette histoire que mes frères, ma sœur et moi avons voulu
confirmer en voyageant de l'autre côté, parce que nous voulions croire qu'il y
avait une histoire ; parce qu'un récit de cupidité, de naïveté et de mauvais
jugement était meilleur que l'alternative, c'est-à-dire pas de récit du tout.
Au moment même où Jack Greene me parlait des espions qui
avaient dénoncé le groupe Babij et que je comprenais quelles avaient été les
origines de l'histoire familiale, je me suis souvenu de Marilyn, la cousine de
ma mère à Chicago, quand elle s'était souvenue de la réaction à l'annonce de la
mort de Shmiel – je me souvenais qu'elle avait parlé de cris — et
je me suis aperçu que j'avais aussi fait ce voyage à Chicago dans l'espoir de
découvrir un drame. J'ai vu alors que j'avais voulu déterrer quelque chose de
déplaisant dans l'histoire des relations de mon grand-père, de mes
grands-tantes et de mes grands-oncles avec Shmiel, quelque chose qui
confirmerait mon récit personnel, suspicieux, d'une trahison plus terrible,
plus intime, entre frères et sœurs, ce qui était, après tout, ce que je savais,
et qui fournirait un mobile cohérent de leur échec à sauver Shmiel – s'il
y avait eu, bien entendu, un tel « échec ».
Mon désir de posséder un tel récit n'était pas très
différent du désir qu'avait mon grand-père de croire aux histoires du voisin
juif ou de la benne polonaise. Les deux étaient motivés par un besoin de croire
à une histoire qui, aussi horrible fût-elle, donnait un sens à leurs morts
– qui ferait qu'ils seraient morts de quelque chose. Jack Greene
m'a dit autre chose, ce soir-là : ses propres parents, comme Shmiel, avaient
espéré pouvoir mettre leur famille à l'abri, obtenir des visas ; mais, en 1939,
la liste d'attente pour obtenir des papiers était de six ans (et six ans plus
tard, tout le monde était mort, a-t-il ajouté). Comme je suis quelqu'un de
sentimental, j'aimerais croire – nous ne le saurons jamais, bien sûr
– que mon grand-père, ses frères et ses sœurs, ont fait tout ce qu'ils
pouvaient pour Shmiel et sa famille. Ce que nous savons, au moins, c'est que,
en 1939, rien de ce qu'ils auraient pu faire n'aurait pu les sauver.
Pendant tout notre voyage, j'avais été déçu parce que aucune
des histoires dont j'avais entendu parler n'était confirmée par ce que nous
pouvions entendre et voir ; pendant tout le voyage, j'avais désiré un récit
passionnant. C'était seulement en écoutant Jack Greene que j'ai compris que
j'étais à la recherche de la mauvaise histoire – l'histoire de la façon
dont ils étaient morts, plutôt que celle dont ils avaient vécu. Les
circonstances particulières des vies qu'ils avaient vécues étaient,
inévitablement, les choses impossibles à mémoriser qui font la vie quotidienne
de chacun. C'est seulement lorsque la vie quotidienne prend fin – quand le
fait de savoir que vous allez mourir dans trois mois plutôt que le lendemain
ressemble a une oasis de « sécurité » – que de tels détails
perdus paraissent rares et beaux. L'histoire réelle, c'était le fait qu'ils
avaient été des gens ordinaires, qu'ils avaient vécu et qu'ils étaient morts,
comme tant d’autres. Et une fois de plus, nous avons appris qu'il existe
encore, chose surprenante, beaucoup plus de preuves de ces vies et de ces morts
ordinaires que vous ne l'aviez imaginé au départ.
C'est pour cette raison que, lorsque j'ai commencé à penser
que je ne pouvais pas tout apprendre par téléphone de cette nouvelle source
d'informations si riche et si inattendue, lorsque Jack, comme s'il avait lu
dans mes pensées, a dit que je devrais vraiment venir en Australie passer un
peu de temps avec lui et son frère, et, il me le disait à présent, deux autres
survivants de Bolechow qui vivaient là-bas, que j'ai su que j'irais. Ils y
avaient
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