Les émeraudes Du Prophète
qu’on n’en avait pas reçu l’ordre. C’était elle, paraît-il, qui se lassait toujours la première. Pour une fois le contraire s’est produit mais je n’en pouvais plus : j’étouffais !
— Pour ce que j’en sais – car je ne la connais pas depuis longtemps – elle n’a jamais voulu l’accepter. De son point de vue, c’est une femme qui vous a pris à elle et, cette femme, elle entend le lui faire payer.
— Et comment ?
— Elle vous a légué son corps !
Manfredi arrêta net son va-et-vient pour se laisser tomber sur un canapé, les yeux exorbités.
— Qu’avez-vous dit ?
— Oh, vous avez très bien entendu. Et vous devez l’accepter si vous ne voulez pas déchaîner un affreux scandale. Laissez-moi vous dire toute l’histoire car vous allez avoir des dispositions à prendre et il faudra faire vite…
En quelques phrases nettes, Morosini retraça ce qui s’était passé le 31 décembre à Hohenburg et ce qui en découlait, sans oublier la jalousie de Taffelberg et la joie mauvaise avec laquelle il entendait accomplir sa mission. Sans oublier non plus la raison de sa présence sur les lieux et la promesse non tenue de Fedora :
— … et j’ai tout lieu de croire, soupira-t-il en conclusion, que Taffelberg sera ici demain.
— C’est insensé ! s’exclama Manfredi, accablé. Une véritable histoire de fous. Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire ?
— Y a-t-il une chapelle près d’ici ?
— Il y en a une dans cette propriété. Où personne n’a jamais été enterré d’ailleurs, mais enfin c’est une chapelle. Ce n’est pas là le problème : que vais-je dire à ma femme ? Elle me fait l’honneur d’être jalouse en dépit de notre différence d’âge. Cela m’émeut et me touche beaucoup car j’ai conscience de ma chance et du don merveilleux qu’elle m’a fait en acceptant de m’épouser…
— Elle n’a jamais entendu parler de cette aventure-là ?
— Oh si ! C’est même sa cible préférée quand elle est en colère. Ce qui est rare et m’amuse beaucoup… Vous imaginez ce que va lui suggérer l’idée d’avoir Fedora dans l’enceinte même de son domaine ?
— On pourrait peut-être éviter qu’elle le sache mais pour cela il faudrait l’éloigner.
— Pour l’envoyer où et sous quel prétexte ?
— Là est la question.
Un silence suivit qui ne pouvait, en durant, que se charger d’angoisse. Et Annalina devait revenir d’un instant à l’autre. Ce fut Morosini qui le rompit :
— Vous avez beaucoup de domestiques ici ?
— Pas beaucoup, non. Mon valet, la femme de chambre de mon épouse, la cuisinière plus un jardinier avec deux aides…
— C’est déjà pas mal quand il s’agit de faire les choses avec discrétion. Autre question : la comtesse a-t-elle de la famille un peu éloignée d’ici ? Je sais, vous allez dire que je manque d’imagination en pensant au coup classique du télégramme mais ce sont souvent les trucs les plus usés qui marchent le mieux.
— Elle a une sœur à Lucerne avec laquelle elle ne s’entend guère parce qu’elle me déteste. Je dois à la vérité que je ne l’aime pas, moi non plus…
— Si cette sœur était souffrante, votre femme se rendrait-elle auprès d’elle ?
— Ottavia, malade ? C’est un cheval ! Elle a une santé à enterrer la terre entière…
— Même une force de la nature peut se casser une jambe ?
— Elle n’appellerait pas sa sœur pour si peu… mais il y a peut-être autre chose. Depuis deux ans, elle et ma femme sont engagées dans un procès contre un personnage qui se prétend le fils naturel de leur défunt père et cherche à se faire donner une belle part de l’héritage.
— Voilà qui est intéressant. Et s’il se présentait un fait nouveau, votre belle-sœur réclamerait-elle sa présence ou viendrait-elle ici ?
— Elle a toujours considéré cette maison comme à mi-chemin entre l’antichambre de l’enfer et une maison close, et elle a juré de ne jamais y remettre les pieds !
— À merveille ! Voilà ce que nous allons faire : vous me donnez les renseignements nécessaires, je pars pour Lucerne où je serai dans la soirée et j’y expédie un télégramme signé de votre belle-sœur. Vous l’aurez demain matin et la comtesse Annalina n’aura qu’à faire sa valise…
— Je suis d’accord mais cela ne nous donnera que quelques heures. En arrivant là-bas, ma femme saura tout
Weitere Kostenlose Bücher