Les Essais, Livre II
son corps et son estuy, avant
toute autre chose. Si on void jusques aujourd'huy les dieux de la
medecine se debattre de nostre anatomie,
Mulciber in Trojam, pro Troja
stabat Apollo
:
quand attendons nous qu'ils en soyent d'accord ? Nous nous
sommes plus voisins, que ne nous est la blancheur de la nege, ou la
pesanteur de la pierre. Si l'homme ne se cognoist, comment
cognoist-il ses functions et ses forces ? Il n'est pas à
l'advanture, que quelque notice veritable ne loge chez nous ;
mais c'est par hazard. Et d'autant que par mesme voye, mesme façon
et conduitte, les erreurs se reçoivent en nostre ame, elle n'a pas
dequoy les distinguer, ny dequoy choisir la verité du mensonge.
Les Academiciens recevoyent quelque inclination de
jugement ; et trouvoyent trop crud, de dire qu'il n'estoit pas
plus vray-semblable que la nege fust blanche, que noire ; et
que nous ne fussions non plus asseurez du mouvement d'une pierre,
qui part de nostre main, que de celuy de la huictiesme sphere. Et
pour eviter cette difficulté et estrangeté, qui ne peut à la verité
loger en nostre imagination, que malaisément ; quoy qu'ils
establissent que nous n'estions aucunement capables de sçavoir, et
que la verité est engoufrée dans des profonds abysmes, où la veuë
humaine ne peut penetrer : si advouoyent ils, les unes choses
plus vray-semblables que les autres ; et recevoyent en leur
jugement cette faculté, de se pouvoir incliner plustost à une
apparence, qu'à une autre. Ils luy permettoyent cette propension,
luy deffendant toute resolution.
L'advis des Pyrrhoniens est plus hardy, et quant et quant plus
vray-semblable. Car cette inclination Academique, et cette
propension à une proposition plustost qu'à une autre, qu'est-ce
autre chose que la recognoissance de quelque plus apparente verité,
en cette-cy qu'en celle-là ? Si nostre entendement est capable
de la forme, des lineamens, du port, et du visage, de la verité, il
la verroit entiere, aussi bien que demie, naissante, et
imperfaicte. Cette apparence de verisimilitude, qui les fait
prendre plustost à gauche qu'à droite, augmentez la ; cette
once de verisimilitude, qui incline la balance, multipliez là de
cent, de mille onces ; il en adviendra en fin, que la balance
prendra party tout à faict, et arrestera un chois et une verité
entiere. Mais comment se laissent ils plier à la vray-semblance,
s'ils ne cognoissent le vray ? Comment cognoissent ils la
semblance de ce, dequoy ils ne cognoissent pas l'essence ? Ou
nous pouvons juger tout à faict, ou tout à faict nous ne le pouvons
pas. Si noz facultez intellectuelles et sensibles, sont sans
fondement et sans pied, si elles ne font que flotter et vanter,
pour neant laissons nous emporter nostre jugement à aucune partie
de leur operation, quelque apparence qu'elle semble nous presenter.
Et la plus seure assiette de nostre entendement, et la plus
heureuse, ce seroit celle-là, où il se maintiendroit rassis, droit,
inflexible, sans bransle et sans agitation.
Inter visa, vera,
aut falsa, ad animi assensum, nihil interest
.
Que les choses ne logent pas chez nous en leur forme et en leur
essence, et n'y facent leur entrée de leur force propre et
authorité, nous le voyons assez. Par ce que s'il estoit ainsi, nous
les recevrions de mesme façon : le vin seroit tel en la bouche
du malade, qu'en la bouche du sain. Celuy qui a des crevasses aux
doigts, ou qui les a gourdz, trouveroit une pareille durté au bois
ou au fer, qu'il manie, que fait un autre. Les subjets estrangers
se rendent donc à nostre mercy, ils logent chez nous, comme il nous
plaist. Or si de nostre part nous recevions quelque chose sans
alteration, si les prises humaines estoient assez capables et
fermes, pour saisir la verité par noz propres moyens, ces moyens
estans communs à tous les hommes, cette verité se rejecteroit de
main en main de l'un à l'autre. Et au moins se trouveroit-il une
chose au monde, de tant qu'il y en a, qui se croiroit par les
hommes d'un consentement universel. Mais ce, qu'il ne se void
aucune proposition, qui ne soit debattue et controverse entre nous,
ou qui ne le puisse estre, montre bien que nostre jugement naturel
ne saisit pas bien clairement ce qu'il saisit : car mon
jugement ne le peut faire recevoir au jugement de mon
compagnon : qui est signe que je l'ay saisi par quelque autre
moyen, que par une naturelle puissance, qui soit en moy et en tous
les hommes.
Laissons à part cette infinie confusion
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