Les Essais, Livre II
la
mienne, mon esprit s'appliquant et tournant de ce costé-là, m'y
attache si bien, que je ne trouve plus la raison de mon premier
advis, et m'en despars. Je m'entraine quasi où je panche, comment
que ce soit, et m'emporte de mon poix.
Chacun à peu pres en diroit autant de soy, s'il se regardoit
comme moy. Les Prescheurs sçavent, que l'emotion qui leur vient en
parlant, les anime vers la creance : et qu'en cholere nous
nous addonnons plus à la deffence de nostre proposition,
l'imprimons en nous, et l'embrassons avec plus de vehemence et
d'approbation, que nous ne faisons estans en nostre sens froid et
reposé. Vous recitez simplement une cause à l'advocat, il vous y
respond chancellant et doubteux : vous sentez qu'il luy est
indifferent de prendre à soustenir l'un ou l'autre party :
l'avez vous bien payé pour y mordre, et pour s'en formaliser,
commence-il d'en estre interessé, y a-il eschauffé sa
volonté ? sa raison et sa science s'y eschauffent quant et
quant : voylà une apparente et indubitable verité, qui se
presente à son entendement : il y descouvre une toute nouvelle
lumiere, et le croit à bon escient, et se le persuade ainsi. Voire
je ne sçay si l'ardeur qui naist du despit, et de l'obstination, à
l'encontre de l'impression et violence du magistrat, et du
danger : ou l'interest de la reputation, n'ont envoyé tel
homme soustenir jusques au feu, l'opinion pour laquelle entre ses
amys, et en liberté, il n'eust pas voulu s'eschauder le bout du
doigt.
Les secousses et esbranlemens que nostre ame reçoit par les
passions corporelles, peuvent beaucoup en elle : mais encore
plus les siennes propres : ausquelles elle est si fort prinse,
qu'il est à l'advanture soustenable, qu'elle n'a aucune autre
alleure et mouvement, que du souffle de ses vents, et que sans leur
agitation elle resteroit sans action, comme un navire en pleine
mer, que les vents abandonnent de leur secours. Et qui
maintiendroit celà, suivant le party des Peripateticiens, ne nous
feroit pas beaucoup de tort, puis qu'il est cognu, que la pluspart
des plus belles actions de l'ame, procedent et ont besoin de cette
impulsion des passions. La vaillance, disent-ils, ne se peut
parfaire sans l'assistance de la cholere.
Semper Ajax fortis, fortissimus
tamen in furore
.
Ny ne court on sus aux meschants, et aux ennemis, assez
vigoureusement, si on n'est courroucé : Et veulent que
l'Advocat inspire le courroux aux juges, pour en tirer justice. Les
cupiditez emeurent Themistocles, emeurent Demosthenes : et ont
poussé les philosophes aux travaux, veillées, et
peregrinations : Nous meinent à l'honneur, à la doctrine, à la
santé, fins utiles. Et cette lascheté d'ame à souffrir l'ennuy et
la fascherie, sert à nourrir en la conscience, la penitence et la
repentance : et à sentir les fleaux de Dieu, pour nostre
chastiment, et les fleaux de la correction politique. La compassion
sert d'aiguillon à la clemence ; et la prudence de nous
conserver et gouverner, est esveillée par nostre crainte : et
combien de belles actions par l'ambition ? combien par la
presomption ? Aucune eminente et gaillarde vertu en fin, n'est
sans quelque agitation desreglée. Seroit-ce pas l'une des raisons
qui auroit meu les Epicuriens, à descharger Dieu de tout soin et
sollicitude de nos affaires : d'autant que les effects mesmes
de sa bonté ne se pouvoient exercer envers nous, sans esbranler son
repos, par le moyen des passions, qui sont comme des piqueures et
sollicitations acheminans l'ame aux actions vertueuses ? Ou
bien ont ils creu autrement, et les ont prinses, comme tempestes,
qui desbauchent honteusement l'ame de sa tranquillité ?
Ut
maris tranquillitas intelligitur, nulla, ne minima quidem, aura
fluctus commovente : Sic animi quietus et placatus status
cernitur, quum perturbatio nulla est, qua moveri queat
.
Quelles differences de sens et de raison, quelle contrarieté
d'imaginations nous presente la diversité de nos passions ?
Quelle asseurance pouvons nous doncq prendre de chose si instable
et si mobile, subjecte par sa condition à la maistrise du trouble,
n'allant jamais qu'un pas forcé et emprunté ? Si nostre
jugement est en main à la maladie mesmes, et à la perturbation, si
c'est de la folie et de la temerité, qu'il est tenu de recevoir
l'impression des choses, quelle seurté pouvons nous attendre de
luy ?
N'y a il point de hardiesse à la philosophie, d'estimer des
hommes qu'ils produisent leurs plus grands
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