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Les Essais, Livre II

Les Essais, Livre II

Titel: Les Essais, Livre II Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel de Montaigne
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rapporte de sa maison la
douleur de la goutte, la jalousie, ou le larrecin de son valet,
ayant toute l'ame teinte et abbreuvée de colere, il ne faut pas
doubter que son jugement ne s'en altere vers cette part là. Ce
venerable Senat d'Areopage, jugeoit de nuict, de peur que la veue
des poursuivans corrompist sa justice. L'air mesme et la serenité
du ciel, nous apporte quelque mutation, comme dit ce vers Grec en
Cicero,
    Tales sunt hominum mentes, quali
pater ipse
Juppiter, auctifera lustravit lampade terras.
    Ce ne sont pas seulement les fievres, les breuvages, et les
grands accidens, qui renversent nostre jugement : les moindres
choses du monde le tournevirent. Et ne faut pas doubter, encores
que nous ne le sentions pas, que si la fievre continue peut
atterrer nostre ame, que la tierce n'y apporte quelque alteration
selon sa mesure et proportion. Si l'apoplexie assoupit et esteint
tout à faict la veuë de nostre intelligence, il ne faut pas doubter
que le morfondement ne l'esblouisse. Et par consequent, à peine se
peut-il rencontrer une seule heure en la vie, où nostre jugement se
trouve en sa deuë assiette, nostre corps estant subject à tant de
continuelles mutations, et estoffé de tant de sortes de ressorts,
que j'en croy les medecins, combien il est malaisé, qu'il n'y en
ayt tousjours quelqu'un qui tire de travers.
    Au demeurant, cette maladie ne se descouvre pas si aisément, si
elle n'est du tout extreme et irremediable : d'autant que la
raison va tousjours torte, boiteuse, et deshanchée : et avec
le mensonge comme avec la verité. Par ainsin, il est malaisé de
descouvrir son mescompte, et desreglement. J'appelle tousjours
raison, cette apparence de discours que chacun forge en soy :
cette raison, de la condition de laquelle, il y en peut avoir cent
contraires autour d'un mesme subject : c'est un instrument de
plomb, et de cire, alongeable, ployable, et accommodable à tout
biais et à toutes mesures : il ne reste que la suffisance de
le sçavoir contourner. Quelque bon dessein qu'ait un juge, s'il ne
s'escoute de pres, à quoy peu de gens s'amusent ;
l'inclination à l'amitié, à la parenté, à la beauté, et à la
vengeance, et non pas seulement choses si poisantes, mais cet
instinct fortuite, qui nous fait favoriser une chose plus qu'une
autre, et qui nous donne sans le congé de la raison, le choix, en
deux pareils subjects, ou quelque umbrage de pareille vanité,
peuvent insinuer insensiblement en son jugement, la recommendation
ou deffaveur d'une cause, et donner pente à la balance.
    Moy qui m'espie de plus prez, qui ay les yeux incessamment
tendus sur moy, comme celuy qui n'a pas fort affaire ailleurs,
    quis sub arcto
Rex gelidæ metuatur oræ,
Quid Tyridatem terreat, unice
Securus
,
    à peine oseroy-je dire la vanité et la foiblesse que je trouve
chez moy. J'ay le pied si instable et si mal assis, je le trouve si
aysé à crouler, et si prest au branle, et ma veue si desreglée,
qu'à jun je me sens autre, qu'apres le repas : si ma santé me
rid, et la clarté d'un beau jour, me voyla honneste homme : si
j'ay un cor qui me presse l'orteil, me voylà renfroigné, mal
plaisant et inaccessible. Un mesme pas de cheval me semble tantost
rude, tantost aysé ; et mesme chemin à cette heure plus court,
une autrefois plus long : et une mesme forme ores plus ores
moins aggreable : Maintenant je suis à tout faire, maintenant
à rien faire : ce qui m'est plaisir à cette heure, me sera
quelquefois peine. Il se fait mille agitations indiscrettes et
casueles chez moy. Ou l'humeur melancholique me tient, ou la
cholerique ; et de son authorité privée, à cett'heure le
chagrin predomine en moy, à cette heure l'allegresse. Quand je
prens des livres, j'auray apperceu en tel passage des graces
excellentes, et qui auront feru mon ame, qu'un' autre fois j'y
retombe, j'ay beau le tourner et virer, j'ay beau le plier et le
manier, c'est une masse incognue et informe pour moy.
    En mes escris mesmes, je ne retrouve pas tousjours l'air de ma
premiere imagination : je ne sçay ce que j'ay voulu
dire : et m'eschaude souvent à corriger, et y mettre un
nouveau sens, pour avoir perdu le premier qui valloit mieux. Je ne
fay qu'aller et venir : mon jugement ne tire pas tousjours
avant, il flotte, il vague,
    velut minuta magno
Deprensa navis in mari vesaniente vento.
    Maintes-fois (comme il m'advient de faire volontiers) ayant pris
pour exercice et pour esbat, à maintenir une contraire opinion à

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