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Les Essais, Livre II

Les Essais, Livre II

Titel: Les Essais, Livre II Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel de Montaigne
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compas et du compasseur.
    Quand Thales estime la cognoissance de l'homme tres-difficile à
l'homme, il luy apprend, la cognoissance de toute autre chose luy
estre impossible.
    Vous, pour qui j'ay pris la peine d'estendre un si long corps,
contre ma coustume, ne refuyrez point de maintenir vostre Sebonde,
par la forme ordinaire d'argumenter, dequoy vous estes tous les
jours instruite, et exercerez en celà vostre esprit et vostre
estude : car ce dernier tour d'escrime icy, il ne le faut
employer que comme un extreme remede. C'est un coup desesperé,
auquel il faut abandonner vos armes, pour faire perdre à vostre
adversaire les siennes : et un tour secret, duquel il se faut
servir rarement et reservément : C'est grande temerité de vous
perdre pour perdre un autre.
    Il ne faut pas vouloir mourir pour se venger, comme fit
Gobrias : Car estant aux prises bien estroictes avec un
seigneur de Perse, Darius y survenant l'espée au poing, qui
craignoit de frapper, de peur d'assener Gobrias : il luy cria,
qu'il donnast hardiment, quand il devroit donner au travers tous
les deux. J'ay veu reprouver pour injustes, des armes et conditions
de combat singulier desesperées, et ausquelles celuy qui les
offroit, mettoit luy et son compaignon en termes d'une fin à tous
deux inevitables. Les Portugais prindrent en la mer des Indes
certains Turcs prisonniers : lesquels impatiens de leur
captivité, se resolurent, et leur succeda, frottant des clous de
navire l'un à l'autre, et faisans tomber une estincelle de feu dans
les caques de poudre (qu'il y avoit en l'endroit où ils estoyent
gardez) d'embraser et mettre en cendre eux, leurs maistres et le
vaisseau.
    Nous secouons icy les limites et dernieres clostures des
sciences : ausquelles l'extremité est vitieuse, comme en la
vertu. Tenez vous dans la route commune, il ne fait mie bon estre
si subtil et si fin. Souvienne vous de ce que dit le proverbe
Thoscan,
    Chi troppo s'assottiglia, si
scavezza.
    Je vous conseille en vos opinions et en vos discours, autant
qu'en vos moeurs, et en toute autre chose, la moderation et
l'attrempance, et la fuite de la nouvelleté et de l'estrangeté.
Toutes les voyes extravagantes me faschent. Vous qui par
l'authorité que vostre grandeur vous apporte, et encores plus par
les avantages que vous donnent les qualitez plus vostres, pouvez
d'un clin d'oeil commander à qui il vous plaist, deviez donner
ceste charge à quelqu'un, qui fist profession des lettres, qui vous
eust bien autrement appuyé et enrichy ceste fantasie. Toutesfois en
voicy assez, pour ce que vous en avez à faire.
    Epicurus disoit des loix, que les pires nous estoyent si
necessaires, que sans elles, les hommes s'entremangeroient les uns
les autres. Et Platon verifie que sans loix, nous vivrions comme
bestes. Nostre esprit est un util vagabond, dangereux et
temeraire : il est malaisé d'y joindre l'ordre et la
mesure : de mon temps ceux qui ont quelque rare excellence au
dessus des autres, et quelque vivacité extraordinaire, nous les
voyons quasi tous, desbordez en licence d'opinions, et de
moeurs : c'est miracle s'il s'en rencontre un rassis et
sociable. On a raison de donner à l'esprit humain les barrieres les
plus contraintes qu'on peut. En l'estude, comme au reste, il luy
faut compter et regler ses marches : il luy faut tailler par
art les limites de sa chasse. On le bride et garrotte de religions,
de loix, de coustumes, de science, de preceptes, de peines, et
recompenses mortelles et immortelles : encores voit-on que par
sa volubilité et dissolution, il eschappe à toutes ces liaisons.
C'est un corps vain, qui n'a par où estre saisi et assené : un
corps divers et difforme, auquel on ne peut asseoir noeud ny prise.
Certes il est peu d'ames si reglées, si fortes et bien nées, à qui
on se puisse fier de leur propre conduicte : et qui puissent
avec moderation et sans temerité, voguer en la liberté de leurs
jugemens, au delà des opinions communes. Il est plus expedient de
les mettre en tutelle.
    C'est un outrageux glaive à son possesseur mesme, que l'esprit,
à qui ne sçait s'en armer ordonnément et discrettement. Et n'y a
point de beste, à qui il faille plus justement donner des orbieres,
pour tenir sa veuë subjecte, et contrainte devant ses pas ; et
la garder d'extravaguer ny çà ny là, hors les ornieres que l'usage
et les loix luy tracent. Parquoy il vous siera mieux de vous
resserrer dans le train accoustumé, quel qu'il soit, que de jetter
vostre

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