Les Essais, Livre II
d'opinions, qui se void
entre les philosophes mesmes, et ce debat perpetuel et universel en
la cognoissance des choses. Car cela est presupposé
tres-veritablement, que d'aucune chose les hommes, je dy les
sçavans, les mieux nais, les plus suffisans, ne sont
d'accord : non pas que le ciel soit sur nostre teste :
car ceux qui doubtent de tout, doubtent aussi de cela : et
ceux qui nient que nous puissions comprendre aucune chose, disent
que nous n'avons pas compris que le ciel soit sur nostre
teste : et ces deux opinions sont, en nombre, sans comparaison
les plus fortes.
Outre cette diversité et division infinie, par le trouble que
nostre jugement nous donne à nous mesmes, et l'incertitude que
chacun sent en soy, il est aysé à voir qu'il a son assiette bien
mal asseurée. Combien diversement jugeons nous des choses ?
combien de fois changeons nous noz fantasies ? Ce que je tiens
aujourd'huy, et ce que je croy, je le tiens, et le croy de toute ma
croyance ; tous mes utils et tous mes ressorts empoignent
cette opinion, et m'en respondent, sur tout ce qu'ils
peuvent : je ne sçaurois embrasser aucune verité ny conserver
avec plus d'asseurance, que je fay cettecy. J'y suis tout
entier ; j'y suis voyrement : mais ne m'est-il pas advenu
non une fois, mais cent, mais mille, et tous les jours, d'avoir
embrassé quelque autre chose à tout ces mesmes instrumens, en cette
mesme condition, que depuis j'ay jugée fauce ? Au moins
faut-il devenir sage à ses propres despens. Si je me suis trouvé
souvent trahy soubs cette couleur, si ma touche se trouve
ordinairement faulce, et ma balance inegale et injuste, quelle
asseurance en puis-je prendre à cette fois, plus qu'aux
autres ? N'est-ce pas sottise, de me laisser tant de fois
pipper à un guide ? Toutesfois, que la fortune nous remue cinq
cens fois de place, qu'elle ne face que vuyder et remplir sans
cesse, comme dans un vaisseau, dans nostre croyance, autres et
autres opinions, tousjours la presente et la derniere c'est la
certaine, et l'infaillible. Pour cette-cy, il faut abandonner les
biens, l'honneur, la vie, et le salut, et tout,
posterior res illa reperta,
Perdit, Et immutat sensus ad pristina quæque.
Quoy qu'on nous presche, quoy que nous apprenions, il faudroit
tousjours se souvenir que c'est l'homme qui donne, et l'homme qui
reçoit ; c'est une mortelle main qui nous le presente ;
c'est une mortelle main qui l'accepte. Les choses qui nous viennent
du ciel, ont seules droict et authorité de persuasion, seules
merque de verité : laquelle aussi ne voyons nous pas de nos
yeux, ny ne la recevons par nos moyens : cette saincte et
grande image ne pourroit pas en un si chetif domicile, si Dieu pour
cet usage ne le prepare, si Dieu ne le reforme et fortifie par sa
grace et faveur particuliere et supernaturelle.
Aumoins devroit nostre condition fautive, nous faire porter plus
moderément et retenuement en nos changemens. Il nous devroit
souvenir, quoy que nous receussions en l'entendement, que nous
recevons souvent des choses fauces, et que c'est par ces mesmes
utils qui se dementent et qui se trompent souvent.
Or n'est-il pas merveille, s'ils se dementent, estans si aysez à
incliner et à tordre par bien legeres occurrences. Il est certain
que nostre apprehension, nostre jugement et les facultez de nostre
ame en general, souffrent selon les mouvemens et alterations du
corps, lesquelles alterations sont continuelles. N'avons nous pas
l'esprit plus esveillé, la memoire plus prompte, le discours plus
vif, en santé qu'en maladie ? La joye et la gayeté ne nous
font elles pas recevoir les subjects qui se presentent à nostre
ame, d'un tout autre visage, que le chagrin et la
melancholie ? Pensez vous que les vers de Catulle ou de
Sappho, rient à un vieillard avaricieux et rechigné, comme à un
jeune homme vigoureux et ardent ? Cleomenes fils
d'Anaxandridas estant malade, ses amis luy reprochoyent qu'il avoit
des humeurs et fantasies nouvelles, et non accoustumées : Je
croy bien, fit-il, aussi ne suis-je pas celuy que je suis estant
sain : estant autre, aussi sont autres mes opinions et
fantasies. En la chicane de nos palais, ce mot est en usage, qui se
dit des criminels qui rencontrent les juges en quelque bonne
trampe, douce et debonnaire,
gaudeat de bona fortuna
. Car
il est certain que les jugemens se rencontrent par fois plus tendus
à la condemnation, plus espineux et aspres, tantost plus faciles,
aysez, et enclins à l'excuse. Tel qui
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