Les Essais, Livre II
veulent vray-semblable ; et
qu'il n'est rien si estrange, à quoy ils n'entreprennent de donner
assez de couleur, pour tromper une simplicité pareille à la mienne,
cela montre evidemment la foiblesse de leur preuve. Le ciel et les
estoilles ont branslé trois mille ans, tout le monde l'avoit ainsi
creu, jusques à ce que Cleanthes le Samien, ou (selon Theophraste)
Nicetas Syracusien s'advisa de maintenir que c'estoit la terre qui
se mouvoit, par le cercle oblique du Zodiaque tournant à l'entour
de son aixieu. Et de nostre temps Copernicus a si bien fondé cette
doctrine, qu'il s'en sert tres-reglément à toutes les consequences
Astrologiennes. Que prendrons nous de là, sinon qu'il ne nous doit
chaloir lequel ce soit des deux ? Et qui sçait qu'une tierce
opinion d'icy à mille ans, ne renverse les deux
precedentes ?
Sic volvenda ætas commutat
tempora rerum,
Quod fuit in pretio, fit nullo denique honore,
Porro aliud succedit, Et è contemptibus exit,
Inque dies magis appetitur, florétque repertum
Laudibus, Et miro est mortales inter honore
.
Ainsi quand il se presente à nous quelque doctrine nouvelle,
nous avons grande occasion de nous en deffier, et de considerer
qu'avant qu'elle fust produite, sa contraire estoit en vogue :
et comme elle a esté renversée par cette-cy, il pourra naistre à
l'advenir une tierce invention, qui choquera de mesme la seconde.
Avant que les principes qu'Aristote a introduicts, fussent en
credit, d'autres principes contentoient la raison humaine, comme
ceux-cy nous contentent à cette heure. Quelles lettres ont ceux-cy,
quel privilege particulier, que le cours de nostre invention
s'arreste à eux, et qu'à eux appartient pour tout le temps advenir,
la possession de nostre creance ? ils ne sont non plus exempts
du boute-hors, qu'estoient leurs devanciers. Quand on me presse
d'un nouvel argument, c'est à moy à estimer que ce, à quoy je ne
puis satisfaire, un autre y satisfera : Car de croire toutes
les apparences, desquelles nous ne pouvons nous deffaire, c'est une
grande simplesse : Il en adviendroit par là, que tout le
vulgaire, et nous sommes tous du vulgaire, auroit sa creance
contournable, comme une girouette : car son ame estant molle
et sans resistance, seroit forcée de recevoir sans cesse, autres et
autres impressions, la derniere effaçant tousjours la trace de la
precedente. Celuy qui se trouve foible, il doit respondre suivant
la pratique, qu'il en parlera à son conseil, ou s'en rapporter aux
plus sages, desquels il a receu son apprentissage. Combien y a-il
que la medecine est au monde ? On dit qu'un nouveau venu,
qu'on nomme Paracelse, change et renverse tout l'ordre des regles
anciennes, et maintient que jusques à cette heure, elle n'a servy
qu'à faire mourir les hommes. Je croy qu'il verifiera aisément
cela : Mais de mettre ma vie à la preuve de sa nouvelle
experience, je trouve que ce ne seroit pas grand' sagesse.
Il ne faut pas croire à chacun, dit le precepte, par ce que
chacun peut dire toutes choses.
Un homme de cette profession de nouvelletez, et de reformations
physiques, me disoit, il n'y a pas long temps, que tous les anciens
s'estoient notoirement mescontez en la nature et mouvemens des
vents, ce qu'il me feroit tres-evidemment toucher à la main, si je
voulois l'entendre. Apres que j'euz eu un peu de patience à ouyr
ses arguments, qui avoient tout plein de verisimilitude :
Comment donc, luy fis-je, ceux qui navigeoient soubs les loix de
Theophraste, alloient-ils en Occident, quand ils tiroient en
Levant ? alloient-ils à costé, ou à reculons ? C'est la
fortune, me respondit-il : tant y a qu'ils se mescontoient. Je
luy repliquay lors, que j'aymois mieux suivre les effects, que la
raison.
Or ce sont choses, qui se choquent souvent : et m'a lon
dict qu'en la Geometrie (qui pense avoir gaigné le hault poinct de
certitude parmy les sciences) il se trouve des demonstrations
inevitables, subvertissans la verité de l'experience : Comme
Jacques Peletier me disoit chez moy, qu'il avoit trouvé deux lignes
s'acheminans l'une vers l'autre pour se joindre, qu'il verifioit
toutefois ne pouvoir jamais jusques à l'infinité, arriver à se
toucher : Et les Pyrrhoniens ne se servent de leurs argumens
et de leur raison, que pour ruiner l'apparence de
l'experience : et est merveille, jusques où la soupplesse de
nostre raison, les a suivis à ce dessein de combattre l'evidence
des effects : Car ils verifient que nous ne nous mouvons
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