Les Essais, Livre II
effects, et plus
approchans de la divinité, quand ils sont hors d'eux, et furieux et
insensez ? Nous nous amendons par la privation de nostre
raison, et son assoupissement. Les deux voies naturelles, pour
entrer au cabinet des Dieux, et y preveoir le cours des destinées,
sont la fureur et le sommeil. Cecy est plaisant à considerer. Par
la dislocation, que les passions apportent à nostre raison, nous
devenons vertueux par son extirpation, que la fureur ou l'image de
la mort apporte, nous devenons prophetes et devins. Jamais plus
volontiers je ne l'en creu. C'est un pur enthousiasme, que la
saincte verité a inspiré en l'esprit philosophique, qui luy arrache
contre sa proposition, que l'estat tranquille de nostre ame,
l'estat rassis, l'estat plus sain, que la philosophie luy puisse
acquerir, n'est pas son meilleur estat. Nostre veillée est plus
endormie que le dormir : nostre sagesse moins sage que la
folie : noz songes vallent mieux, que noz discours : la
pire place, que nous puissions prendre, c'est en nous. Mais pense
elle pas, que nous ayons l'advisement de remarquer, que la voix,
qui fait l'esprit, quand il est deprins de l'homme, si
clair-voyant, si grand, si parfaict, et pendant qu'il est en
l'homme, si terrestre, ignorant et tenebreux, c'est une voix
partant de l'esprit qui est en l'homme terrestre, ignorant et
tenebreux : et à cette cause voix infiable et
incroyable ?
Je n'ay point grande experience de ces agitations vehementes,
estant d'une complexion molle et poisante ; desquelles la
pluspart surprennent subitement nostre ame, sans luy donner loisir
de se recognoistre. Mais cette passion, qu'on dit estre produite
par l'oisiveté, au coeur des jeunes hommes, quoy qu'elle s'achemine
avec loisir et d'un progrés mesuré, elle represente bien
evidemment, à ceux qui ont essayé de s'opposer à son effort, la
force de cette conversion et alteration, que nostre jugement
souffre. J'ay autrefois entrepris de me tenir bandé pour la
soustenir et rabattre : car il s'en faut tant que je sois de
ceux, qui convient les vices, que je ne les suis pas seulement
s'ils ne m'entrainent : je la sentois naistre, croistre, et
s'augmenter en despit de ma resistance : et en fin tout voyant
et vivant, me saisir et posseder, de façon que, comme d'une
yvresse, l'image des choses me commençoit à paroistre autre que de
coustume : je voyois evidemment grossir et croistre les
advantages du subject que j'allois desirant, et aggrandir et enfler
par le vent de mon imagination : les difficultez de mon
entreprise, s'aiser et se planir ; mon discours et ma
conscience, se tirer arriere : Mais ce feu estant evaporé,
tout à un instant, comme de la clarté d'un esclair, mon ame
reprendre une autre sorte de veuë, autre estat, et autre
jugement : Les difficultez de la retraite, me sembler grandes
et invincibles, et les mesmes choses de bien autre goust et visage,
que la chaleur du desir ne me les avoit presentées. Lequel plus
veritablement, Pyrrho n en sçait rien. Nous ne sommes jamais sans
maladie. Les fievres ont leur chaud et leur froid : des
effects d'une passion ardente, nous retombons aux effects d'une
passion frilleuse.
Autant que je m'estois jetté en avant, je me relance d'autant en
arriere.
Qualis ubi alterno procurrens
gurgite pontus,
Nunc ruit ad terras scopulisque superjacit undam,
Spumeus, extramamque sinu perfundit arenam :
Nunc rapidus retro atque æstu revoluta resorbens
Saxa fugit, littúsque vado labente relinquit
.
Or de la cognoissance de cette mienne volubilité, j'ay par
accident engendré en moy quelque constance d'opinions : et
n'ay guere alteré les miennes premieres et naturelles : Car
quelque apparence qu'il y ayt en la nouvelleté, je ne change pas
aisément, de peur que j'ay de perdre au change : Et puis que
je ne suis pas capable de choisir, je prens le choix d'autruy, et
me tiens en l'assiette où Dieu m'a mis. Autrement je ne me sçauroy
garder de rouler sans cesse. Ainsi me suis-je, par la grace de
Dieu, conservé entier, sans agitation et trouble de conscience, aux
anciennes creances de nostre religion, au travers de tant de sectes
et de divisions, que nostre siecle a produites. Les escrits des
anciens, je dis les bons escrits, pleins et solides, me tentent, et
remuent quasi où ils veulent : celuy que j'oy, me semble
tousjours le plus roide : je les trouve avoir raison chacun à
son tour, quoy qu'ils se contrarient. Cette aisance que les bons
esprits ont, de rendre ce qu'ils
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