Les Essais, Livre II
coups
que tel luy demande pardon, qui l'injurie par sa lettre. Il ne void
en fin affaires, que par une image disposée et desseignée et
satisfactoire le plus qu'on peut, pour n'esveiller son chagrin et
son courroux. J'ay veu souz des figures differentes, assez
d'oeconomies longues, constantes, de tout pareil effect.
Il est tousjours proclive aux femmes de disconvenir à leurs
maris. Elles saisissent à deux mains toutes couvertures de leur
contraster : la premiere excuse leur sert de pleniere
justification. J'en ay veu, qui desrobboit gros à son mary, pour,
disoit-elle à son confesseur, faire ses aulmosnes plus grasses.
Fiez vous à cette religieuse dispensation. Nul maniement leur
semble avoir assez de dignité, s'il vient de la concession du mary.
Il faut qu'elles l'usurpent ou finement, ou fierement, et tousjours
injurieusement, pour luy donner de la grace et de l'authorité.
Comme en mon propos, quand c'est contre un pauvre vieillard, et
pour des enfants, lors empoignent elles ce tiltre, et en servent
leur passion, avec gloire : et comme en un commun servage,
monopolent facilement contre sa domination et gouvernement. Si ce
sont masles, grands et fleurissans, ils subornent aussi incontinent
ou par force, ou par faveur, et maistre d'Hostel et receveur, et
tout le reste. Ceux qui n'ont ny femme ny fils, tombent en ce
malheur plus difficilement, mais plus cruellement aussi et
indignement. Le vieil Caton disoit en son temps, qu'autant de
valets, autant d'ennemis. Voyez si selon la distance de la pureté
de son siecle au nostre, il ne nous a pas voulu advertir, que
femme, fils, et valet, autant d'ennemis à nous. Bien sert à la
decrepitude de nous fournir le doux benefice d'inappercevance et
d'ignorance, et facilité à nous laisser tromper. Si nous y
mordions, que seroit-ce de nous ; mesme en ce temps, où les
Juges qui ont à decider noz controverses, sont communément
partisans de l'enfance et interessez ?
Au cas que cette pipperie m'eschappe à voir, aumoins ne
m'eschappe-il pas, à voir que je suis tres-pippable. Et aura-on
jamais assez dit, de quel prix est un amy, à comparaison de ces
liaisons civiles ? L'image mesme, que j'en voy aux bestes, si
pure, avec quelle religion je la respecte !
Si les autres me pippent, aumoins ne me pippe-je pas moy-mesme à
m'estimer capable de m'en garder : ny à me ronger la cervelle
pour me rendre. Je me sauve de telles trahisons en mon propre
giron, non par une inquiete et tumultuaire curiosité, mais par
diversion plustost, et resolution. Quand j'oy reciter l'estat de
quelqu'un, je ne m'amuse pas à luy : je tourne incontinent les
yeux à moy, voir comment j'en suis. Tout ce qui le touche me
regarde. Son accident m'advertit et m'esveille de ce costé-là. Tous
les jours et à toutes heures, nous disons d'un autre ce que nous
dirions plus proprement de nous, si nous sçavions replier aussi
bien qu'estendre nostre consideration.
Et plusieurs autheurs blessent en cette maniere la protection de
leur cause, courant en avant temerairement à l'encontre de celle
qu'ils attaquent, et lanceant à leurs ennemis des traits, propres à
leur estre relancez plus avantageusement.
Feu M. le Mareschal de Monluc, ayant perdu son filz, qui mourut
en l'Isle de Maderes, brave gentil-homme à la verité et de grande
esperance, me faisoit fort valoir entre ses autres regrets, le
desplaisir et creve-coeur qu'il sentoit de ne s'estre jamais
communiqué à luy : et sur cette humeur d'une gravité et
grimace paternelle, avoir perdu la commodité de gouster et bien
cognoistre son filz ; et aussi de luy declarer l'extreme
amitié qu'il luy portoit, et le digne jugement qu'il faisoit de sa
vertu. Et ce pauvre garçon, disoit-il, n'a rien veu de moy qu'une
contenance refroignée et pleine de mespris, et a emporté cette
creance, que je n'ay sçeu ny l'aimer ny l'estimer selon son merite.
A qui gardoy-je à descouvrir cette singuliere affection que je luy
portoy dans mon ame ? estoit-ce pas luy qui en devoit avoir
tout le plaisir et toute l'obligation ? Je me suis contraint
et gehenné pour maintenir ce vain masque : et y ay perdu le
plaisir de sa conversation, et sa volonté quant et quant, qu'il ne
me peut avoir portée autre que bien froide, n'ayant jamais receu de
moy que rudesse, ny senti qu'une façon tyrannique. Je trouve que
cette plainte estoit bien prise et raisonnable : Car comme je
sçay par une trop certaine experience, il n'est aucune si douce
consolation en la perte de
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