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Les Essais, Livre II

Les Essais, Livre II

Titel: Les Essais, Livre II Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel de Montaigne
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mammelles.
    Au demeurant il est aisé à voir par experience, que cette
affection naturelle, à qui nous donnons tant d'authorité, a les
racines bien foibles. Pour un fort leger profit, nous arrachons
tous les jours leurs propres enfans d'entre les bras des meres, et
leur faisons prendre les nostres en charge : nous leur faisons
abandonner les leurs à quelque chetive nourrisse, à qui nous ne
voulons pas commettre les nostres, ou à quelque chevre ; leur
deffendant non seulement de les allaiter, quelque danger qu'ils en
puissent encourir : mais encore d'en avoir aucun soin, pour
s'employer du tout au service des nostres. Et voit-on en la plus
part d'entre elles, s'engendrer bien tost par accoustumance un'
affection bastarde, plus vehemente que la naturelle, et plus grande
sollicitude de la conservation des enfans empruntez, que des leurs
propres. Et ce que j'ay parlé des chevres, c'est d'autant qu'il est
ordinaire autour de chez moy, de voir les femmes de village, lors
qu'elles ne peuvent nourrir les enfans de leurs mammelles, appeller
des chevres à leurs secours. Et j'ay à cette heure deux lacquais,
qui ne tetterent jamais que huict jours laict de femmes. Ces
chevres sont incontinent duites à venir allaicter ces petits
enfans, recognoissent leur voix quand ils crient, et y
accourent : si on leur en presente un autre que leur
nourrisson, elles le refusent, et l'enfant en fait de mesme d'une
autre chevre. J'en vis un l'autre jour, à qui on osta la sienne,
par ce que son pere ne l'avoit qu'empruntée d'un sien voisin, il ne
peut jamais s'adonner à l'autre qu'on luy presenta, et mourut sans
doute, de faim. Les bestes alterent et abbastardissent aussi
aisément que nous, l'affection naturelle.
    Je croy qu'en ce que recite Herodote de certain destroit de la
Lybie, il y a souvent du mesconte : il dit qu'on s'y mesle aux
femmes indifferemment : mais que l'enfant ayant force de
marcher, trouve son pere celuy, vers lequel, en la presse, la
naturelle inclination porte ses premiers pas.
    Or à considerer cette simple occasion d'aymer noz enfans, pour
les avoir engendrez, pour laquelle nous les appellons autres nous
mesmes : il semble qu'il y ait bien une autre production
venant de nous, qui ne soit pas de moindre recommendation. Car ce
que nous engendrons par l'ame, les enfantemens de nostre esprit, de
nostre courage et suffisance, sont produits par une plus noble
partie que la corporelle, et sont plus nostres. Nous sommes pere et
mere ensemble en cette generation : ceux-cy nous coustent bien
plus cher, et nous apportent plus d'honneur, s'ils ont quelque
chose de bon. Car la valeur de nos autres enfans, est beaucoup plus
leur, que nostre : la part que nous y avons est bien
legere : mais de ceux-cy, toute la beauté, toute la grace et
prix est nostre. Par ainsin ils nous representent et nous
rapportent bien plus vivement que les autres.
    Platon adjouste, que ce sont icy des enfants immortels, qui
immortalisent leurs peres, voire et les deïfient, comme Lycurgus,
Solon, Minos.
    Or les Histoires estants pleines d'exemples de cette amitié
commune des peres envers les enfans, il ne m'a pas semblé hors de
propos d'en trier aussi quelqu'un de cette-cy.
    Heliodorus ce bon Evesque de Tricea, ayma mieux perdre la
dignité, le profit, la devotion d'une prelature si venerable, que
de perdre sa fille : fille qui dure encore bien
gentille : mais à l'adventure pourtant un peu trop
curieusement et mollement goderonnée pour fille Ecclesiastique et
Sacerdotale, et de trop amoureuse façon.
    Il y eut un Labienus à Rome, personnage de grande valeur et
authorité, et entre autres qualitez, excellent en toute sorte de
literature, qui estoit, ce croy-je, fils de ce grand Labienus, le
premier des capitaines qui furent soubs Cæsar en la guerre des
Gaules, et qui depuis s'estant jetté au party du grand Pompeius,
s'y maintint si valeureusement jusques à ce que Cæsar le deffit en
Espagne. Ce Labienus dequoy je parle, eut plusieurs envieux de sa
vertu, et comme il est vray-semblable, les courtisans et favoris
des Empereurs de son temps, pour ennemis de sa franchise, et des
humeurs paternelles, qu'il retenoit encore contre la tyrannie,
desquelles il est croiable qu'il avoit teint ses escrits et ses
livres. Ses adversaires poursuivirent devant le magistrat à Rome,
et obtindrent de faire condamner plusieurs siens ouvrages qu'il
avoit mis en lumiere, à estre bruslés. Ce fut par luy que commença
ce nouvel exemple de peine, qui

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