Les Essais, Livre II
A peine une fois la
sepmaine, vouloit-il permettre qu'aucun entrast pour le voir :
Il se tenoit tousjours enfermé par le dedans de sa chambre seul,
sauf qu'un valet luy portoit une fois le jour à manger, qui ne
faisoit qu'entrer et sortir. Son occupation estoit se promener, et
lire quelque livre (car il cognoissoit aucunement les lettres)
obstiné au demeurant de mourir en cette desmarche, comme il fit
bien tost apres.
J'essayeroy par une douce conversation, de nourrir en mes enfans
une vive amitié et bien-vueillance non feinte en mon endroict. Ce
qu'on gaigne aisément envers des natures bien nées : car si ce
sont bestes furieuses, comme nostre siecle en produit à miliers, il
les faut hayr et fuyr pour telles. Je veux mal à cette coustume,
d'interdire aux enfants l'appellation paternelle, et leur en
enjoindre un' estrangere, comme plus reverentiale : nature
n'aiant volontiers pas suffisamment pourveu à nostre authorité.
Nous appellons Dieu tout-puissant, pere, et desdaignons que noz
enfants nous en appellent. J'ay reformé cett' erreur en ma famille.
C'est aussi folie et injustice de priver les enfans qui sont en
aage, de la familiarité des peres, et vouloir maintenir en leur
endroit une morgue austere et desdaigneuse, esperant par là, les
tenir en crainte et obeissance. Car c'est une farce tres-inutile,
qui rend les peres ennuieux aux enfans, et qui pis est, ridicules.
Ils ont la jeunesse et les forces en la main, et par consequent le
vent et la faveur du monde ; et reçoivent avecques mocquerie,
ces mines fieres et tyranniques, d'un homme qui n'a plus de sang,
ny au coeur, ny aux veines : vrais espouvantails de
cheneviere. Quand je pourroy me faire craindre, j'aimeroy encore
mieux me faire aymer.
Il y a tant de sortes de deffauts en la vieillesse, tant
d'impuissance, elle est si propre au mespris, que le meilleur
acquest qu'elle puisse faire, c'est l'affection et amour des
siens : le commandement et la crainte, ce ne sont plus ses
armes. J'en ay veu quelqu'un, duquel la jeunesse avoit esté
tres-imperieuse, quand c'est venu sur l'aage, quoy qu'il le passe
sainement ce qu'il se peut, il frappe, il mord, il jure, le plus
tempestatif maistre de France, il se ronge de soing et de
vigilance, tout cela n'est qu'un bastelage, auquel la famille mesme
complotte : du grenier, du celier, voire et de sa bource,
d'autres ont la meilleure part de l'usage, cependant qu'il en a les
clefs en sa gibbessiere, plus cherement que ses yeux. Cependant
qu'il se contente de l'espargne et chicheté de sa table, tout est
en desbauche en divers reduits de sa maison, en jeu, et en
despence, et en l'entretien des comptes de sa vaine cholere et
prouvoyance. Chacun est en sentinelle contre luy. Si par fortune
quelque chetif serviteur s'y addonne, soudain il luy est mis en
soupçon : qualité à laquelle la vieillesse mord si volontiers
de soy-mesme. Quantes fois s'est-il vanté à moy, de la bride qu'il
donnoit aux siens, et exacte obeïssance et reverence qu'il en
recevoit ; combien il voyoit clair en ses affaires !
Ille solus nescit omnia
.
Je ne sçache homme qui peust apporter plus de parties et
naturelles et acquises, propres à conserver la maistrise, qu'il
faict, et si en est descheu comme un enfant. Partant l'ay-je choisi
parmy plusieurs telles conditions que je cognois, comme plus
exemplaire.
Ce seroit matiere à une question scholastique, s'il est ainsi
mieux, ou autrement. En presence, toutes choses luy cedent. Et
laisse-on ce vain cours à son authorité, qu'on ne luy resiste
jamais : On le croit, on le craint, on le respecte tout son
saoul. Donne-il congé à un valet ? il plie son pacquet, le
voila party : mais hors de devant luy seulement : Les pas
de la vieillesse sont si lents, les sens si troubles, qu'il vivra
et fera son office en mesme maison, un an, sans estre apperceu. Et
quand la saison en est, on faict venir des lettres lointaines,
piteuses, suppliantes, pleines de promesse de mieux faire, par où
on le remet en grace. Monsieur fait-il quelque marché ou quelque
depesche, qui desplaise ? on la supprime : forgeant
tantost apres, assez de causes, pour excuser la faute d'execution
ou de responce. Nulles lettres estrangeres ne luy estants
premierement apportées, il ne void que celles qui semblent commodes
à sa science. Si par cas d'advanture il les saisit, ayant en
coustume de se reposer sur certaine personne, de les luy lire, on y
trouve sur le champ ce qu'on veut : et faict-on à tous
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