Les fiancés de Venise
officiel.
D’un geste rapide, il indiqua la chaise de l’autre côté de sa table de travail. Tron remarqua aussitôt que celle-ci n’était pas, comme d’habitude, jonchée de dossiers en papier tellière, mais de feuilles bleu clair d’un format réservé à la correspondance privée. Le commandant en chef les avait remplies d’inscriptions zélées, multipliant ratures et corrections. Il posa son porte-plume au milieu, les doigts noirs d’encre. Bien entendu, la traditionnelle boîte de friandises ne faisait pas défaut. Le chef de police l’avait déjà presque vidée, semant autour de lui de petites boules de papier de toutes les couleurs. Lorsqu’il perçut le regard de Tron, il se mit à ranger ses documents.
— J’ai un problème, dit-il en introduction. Pour tout vous avouer, il concerne la jeune femme à laquelle je me sens attaché depuis quelque temps.
— Signorina Bellini ? l’interrompit le commissaire.
Il eût été absurde de faire comme s’il ignorait la liaison de Spaur avec la jeune chanteuse de La Fenice. Tout Venise était au courant. Son supérieur lui jeta néanmoins un coup d’œil soupçonneux avec l’air de se demander si le commissaire écoutait aux portes.
— Tout laisse à penser, poursuivit-il, que cette demoiselle se fait importuner .
— Importuner ?
Le commandant en chef rassembla quelques feuilles d’un geste colérique.
— Oui. Par un jeune dandy !
— C’est elle qui dit cela ?
— Non, c’est moi. Je l’ai vu de mes propres yeux.
— Où ?
— Dans la cage d’escalier de son immeuble. Il descendait au moment où je montais. De plus, un bouquet d’orchidées ornait la chambre de Violetta.
Il émit un rire amer et prit un nougat dans la boîte de confiseries.
— La jeune femme vous a-t-elle confirmé qu’elle tenait les fleurs de l’individu en question ?
— Elle a prétendu qu’elles provenaient d’un admirateur inconnu. Mais je suis sûr qu’il s’agit de cet homme…
Puis il ajouta avec une voix d’outre-tombe :
— Son cousin, paraît-il.
De nouveau, il eut un rire acerbe. Le nougat disparut dans sa bouche.
Était-ce vraiment lui qui tenait ces propos ? Ou bien s’était-il endormi au travail et parlait-il dans son sommeil ? Troublé, Tron se pencha vers lui.
— Qu’attendez-vous de moi ?
— Que vous déterminiez l’ampleur du harcèlement, commissaire. Violetta et moi nous voyons trois fois par semaine. Le lundi, le jeudi et le dimanche. Je me demande comment elle occupe le reste de ses soirées. Les renseignements qu’elle me donne (il toussota avec nervosité) ne m’éclairent pas beaucoup.
Tron sortit son carnet.
— Cette vérification suppose donc qu’on surveille l’immeuble de la calle Speranza quatre fois par semaine, résuma-t-il.
Spaur approuva d’un mouvement de la tête.
— Sans qu’on puisse établir de lien avec ma personne !
— Bien entendu, baron.
— J’aurais encore une petite question, commissaire.
— Oui ?
— Ce prétendu cousin qui étudie la jurisprudence à Padoue écrit des poèmes. Il publie ses vers dans une revue intitulée Rime di Torino . Cela vous dit quelque chose ?
Tron secoua la tête.
— Moi non plus, continua Spaur en soufflant bruyamment et en frappant son bureau du plat de la main. Cela n’empêche pas Violetta de l’admirer. C’est pourquoi je lui ai signalé que je fréquentais presque tous les jours l’éditeur de l’ Emporio della Poesia .
Jusqu’alors, il s’était soucié de la revue comme de sa première chemise. Malgré les tentatives régulières de Tron, il ne s’y était jamais abonné.
— Et signorina Bellini connaissait notre publication ? demanda le commissaire.
— Parfaitement. Elle s’est montrée très impressionnée.
Le commandant en chef se pencha au-dessus de ses papiers, avec un sourire, et se laissa aller à un geste inouï. Il poussa la boîte de confiseries devant lui et murmura d’une voix douce :
— Je vous en prie, commissaire, servez-vous !
— Merci, baron.
— Mais là où elle fut le plus impressionnée, reprit-il d’un ton badin, c’est quand je lui ai confié que le prochain numéro contiendrait quelques-uns de mes poèmes.
Pendant un instant, Tron crut avoir mal entendu. Puis il pensa que son supérieur devenait – lentement, mais sûrement – fou à lier.
— Que le prochain numéro contiendrait quoi ?
— Quelques-uns de mes poèmes, commissaire, répéta
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