Les fiancés de Venise
Spaur en articulant comme s’il parlait à un sourd. Je n’ai pas besoin de souligner qu’après cette confidence, Violetta m’a regardé avec des yeux nouveaux. Le reste de la soirée s’est déroulé à merveille. Vous vous sentez mal, commissaire ? Vous semblez tout pâle.
Tron se racla la gorge.
— Le prochain numéro sera tout entier consacré à un poète français que nous tenons à révéler au public italien.
L’objection resta sans effet. Spaur se cala dans son fauteuil d’un air ravi et déclara d’un ton impérieux :
— Parfait !
— Pardon ?
— Oui ! En même temps, vous allez révéler au public italien un poète autrichien.
Il fit glisser une demi-douzaine de feuilles vers Tron et poursuivit :
— J’imagine que vous n’aurez aucun mal à traduire ces quelques pages en italien. Quand sort le prochain numéro ?
— Dans un mois. À condition que la commission de censure accepte aujourd’hui les épreuves.
Spaur ouvrit de grands yeux.
— Vous pensez que ce Français va vous causer des ennuis ? Avec la censure ?
— Difficile à dire.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Charles Baudelaire.
— Connais pas, laissa tomber le poète autrichien, l’air rebuté.
Tron fit une dernière tentative.
— Je ne crois pas qu’on puisse publier vos poèmes aussi vite. L’ Emporio …
Le commandant en chef lui coupa la parole d’un geste énergique.
— Commissaire ?
— Oui, baron ?
Il sortit une praline truffée de son emballage et enchaîna avec calme :
— Ce matin, je suis descendu par hasard à la bibliothèque de la questure.
Il souriait froidement.
— Je m’explique tout à fait que nous soyons abonnés au Courier judiciaire de Vienne , au Chien policier de l’Empire et au Gardien de la paix de Graz .
Son rictus s’accentua et devint méchant.
— En revanche, j’ai plus de mal à comprendre pourquoi nous recevons quinze exemplaires par mois de l’ Emporio della Poesia . Cela étant, je reste persuadé que personne ne trouverait rien à redire à cette étrange acquisition si la revue accueillait les écrits d’importants commandants en chef de la police impériale…
Spaur s’appuya de nouveau contre le dossier de son fauteuil et laissa son regard errer sur une ligne imaginaire. Il semblait beaucoup apprécier la situation.
— … de personnalités, continua-t-il, capables d’oublier la routine policière pour forger des vers vigoureux. Vous voyez, je tenais exactement les mêmes propos, hier, à Violetta. La lyre et le glaive. Vous me suivez ? Encore une praline peut-être ?
Tron baissa la tête. En esprit, il voyait déjà le titre du prochain numéro : Charles Baudelaire et Jean-Baptiste von Spaur . Il dut ravaler deux fois sa salive pour émettre un son.
— Et que dois-je en conclure – d’un point de vue pratique ?
Manifestement, son supérieur avait déjà réfléchi à cet aspect de la question. Il répondit sans hésiter :
— Vous traduisez les six pages que voici en italien et rédigez une brève introduction. Vous retardez tout le reste. Quant à moi, je m’occupe de la censure. Qui délivre l’autorisation ?
— Le lieutenant Malparzer. La commission est hébergée par les chasseurs croates.
Spaur hocha la tête d’un air satisfait.
— Il ne reste plus qu’à espérer que ce bol d’air…
— Baudelaire.
— … que ce Français n’est pas trop mauvais. On ne voudrait pas paraître aux côtés de n’importe qui !
Quel philosophe avait prétendu que le monde procédait d’un démiurge cruel et sadique ? Tron ne s’en souvenait plus mais il trouvait qu’il avait diantrement raison. Il roula des yeux, ramassa les feuilles et se leva, les jambes en coton.
— J’aurais encore une petite question, commissaire.
La voix du commandant en chef le frappa de plein fouet.
Encore une question ? Un numéro spécial avec l’intégralité de ses nouvelles peut-être ? Ou une épopée en vers que Tron devrait d’abord traduire en italien ? En hexamètres ? Rimés en plus ? Il retomba sur son siège.
— Oui, baron ?
— Ce matin, une demande d’information est arrivée de Trieste, lâcha Spaur dont les pensées semblaient toujours tournées vers ses poèmes. À propos de cette histoire du rio della Verona.
— De la part de qui ? l’interrogea Tron en plissant le front.
— Du lieutenant de vaisseau von Beust. Il fait partie de l’état-major de l’archiduc
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