Les fiancés de Venise
l’offensive, se dit Tron. Avait-il concerté cette manœuvre avec Spaur ? Non, probablement pas.
— Pouvez-vous me dire, Herr Schertzenlechner, quel service Son Altesse Sérénissime attend de moi ? Même si je m’en doute un peu…
— Sa Majesté tient absolument à vous en faire part en personne, répondit le secrétaire particulier, impassible.
— Je ne saurais malheureusement assister Son Altesse au-delà des limites de la loi, précisa le policier.
Le Croate ramassa le haut-de-forme qu’il avait posé par terre près de lui et se leva.
— Sa Majesté vous attend demain à midi au château de Miramar. Vous ne pourrez refuser l’offre que l’archiduc a l’intention de vous faire.
Il s’avança vers la porte, s’arrêta au bout de quelques pas et se retourna.
— Au fait, commissaire !
— Oui ?
— J’ai encore quelque chose qui pourrait vous intéresser.
De nouveau, il plongea la main dans la poche intérieure de sa redingote. Cette fois, il en sortit une feuille de papier pliée en quatre et la moitié d’une photographie ronde, coupée en deux. Tron fut glacé d’effroi. Il espéra toutefois que sa réaction n’avait pas éveillé la méfiance du secrétaire particulier. Récemment déjà, il avait éprouvé ce sentiment de rêve absurde. Quand était-ce ? Ah, oui ! Lorsque Spaur lui avait ordonné, par jalousie, de publier ses mauvais vers dans l’ Emporio della Poesia .
Il demanda d’une voix oppressée :
— De quoi s’agit-il ?
— Du médaillon que Sa Majesté avait offert à Anna Slataper pour son anniversaire. Quelqu’un a dû le trouver, expliqua Schertzenlechner avec un sourire dédaigneux. Il contenait un portrait de Son Altesse Sérénissime grâce auquel on essaie de m’extorquer de l’argent. Je peux en racheter l’autre moitié. Pour cent lires. La lettre m’attendait ce matin à l’hôtel.
— Sait-on qui l’y a laissée ?
— Un valet.
Le commissaire posa alors la question que le secrétaire particulier attendait sans doute.
— Souhaitez-vous qu’on intervienne dans cette affaire ?
Le Croate fit non de la tête.
— La tentative de chantage est si pitoyable qu’il vaut mieux l’ignorer. Pour cent malheureuses lires !
Tron ravala sa salive.
— Qui peut bien se cacher là derrière ?
— Sans doute la femme qui venait faire le ménage chez Anna Slataper.
— Signora Saviotti ?
— Oui, je crois qu’elle se nommait ainsi, confirma le secrétaire.
— Voulez-vous que j’envoie un de mes hommes l’interroger ?
Scherzenlechner fit un geste de la main et roula des yeux.
— Ce n’est pas la peine. Vous imaginez ? Campo Santa Margherita à minuit ! L’heure des fantômes ! On se croirait dans un roman de gare !
Les commissures de ses lèvres s’abaissèrent avec mépris. Puis il se tourna et s’avança vers la porte.
— Savez-vous comment j’appelle cela, commissaire ?
Dans son dos, Tron plissa le front d’un air curieux.
— Une vraie idée de boniche !
1 - Confrérie (ici, des fourreurs). ( N.d.T. )
19
Angelina vit avec soulagement signora Zuliani remonter avec lourdeur l’allée centrale de Santa Maria Zobenigo. Devant l’autel principal, la mégère pivota sur la droite à la manière d’un soldat et avança d’un pas martial vers la porte donnant sur la petite cour à l’ouest de l’église. Pendant un bref moment de bonheur, l’orpheline espéra (sans doute l’époux nourrissait-il des rêves similaires) qu’elle déraperait dans la mare qui se formait toujours à cet endroit et se briserait la nuque.
Au lieu de cela, elle entendit un soupir bruyant, le grincement des gonds et le claquement de la porte dans la serrure. Le vantail s’était rabattu si fort que la flamme des cierges vacilla dans les chapelles latérales et que l’eau frissonna dans le bénitier. Signora Zuliani se permettait ce numéro même pendant la grand-messe. Pourtant, le père Maurice n’avait jamais osé s’en plaindre. Personne ne courait de plein gré le risque d’affronter une telle harpie.
Par prudence, la jeune fille retint son souffle encore un moment et tendit l’oreille. Elle ne percevait plus que le bruit des gouttes projetées par le vent à intervalles irréguliers contre les vitraux supérieurs. Alors, elle étendit la serpillière humide sur le sol et posa dessus le balai-brosse. Elle releva les quatre bords du morceau de tissu, les enroula autour du manche et les fixa avec
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