Les fiancés de Venise
manquait jamais une occasion de lui en faire grief.
Quoi d’étonnant, dans ces conditions, que la proposition qu’on lui avait faite en septembre 1861 de devenir empereur du Mexique l’eût aussitôt enthousiasmé ? Certes, il n’avait pas accepté sur-le-champ – c’eût été prématuré, un certain chaos régnait encore dans l’ancienne colonie espagnole –, mais une fois que l’armée française eut repris aux partisans de Juárez d’abord Puebla, puis Mexico, il avait clairement laissé entendre qu’il était prêt à recevoir la couronne. Le Mexique ! Pays des tropiques à la terre fertile, à la population (lui avait-on dit) travailleuse, au sol regorgeant de richesses.
En imaginant les mines du Sonora, ces galeries pleines d’argent, Maximilien, qui ne put s’empêcher de songer à Cortés et Pizarro, fut si agité qu’il en ferma les yeux. Des galeries pleines d’argent ! Des trésors immenses. Ils l’attendaient pour rembourser ses dettes et se métamorphoser en châteaux crénelés et en galeries au marbre scintillant. Quand la situation politique se serait stabilisée, il accorderait des licences et encaisserait des provisions. La seule idée de ces acomptes lui donna de la force. Il se redressa et eut aussitôt l’air grandi de quelques centimètres. Les traits de son visage se durcirent et retrouvèrent leur dignité.
C’est dans cette pose officielle (il s’était entre-temps décidé en faveur de son uniforme de général des pandours hongrois parce que celui-ci comprenait une peau de tigre qui lui conférait une touche de fantastique tout à fait appropriée à l’occasion) que son valet de chambre et secrétaire particulier, Schertzenlechner, le surprit peu après dix heures. Avant même que le domestique n’eût posé le plateau qu’il avait dans les mains et sur lequel se trouvaient une tasse de café au lait et une assiette en argent contenant deux croissants, l’archiduc lut dans ses yeux qu’il avait exécuté ses ordres – et, aussi, qu’il refuserait de rendre compte des atroces détails.
Le pire était qu’il s’agissait bel et bien d’une affaire de cœur et que lui, Maximilien, avait vraiment fini par l’aimer – non seulement à cause de la ressemblance frappante avec sa belle-sœur l’impératrice, mais aussi à cause de l’affection sincère qu’elle avait éprouvée pour lui au bout de deux ou trois mois. Ces sentiments l’avaient d’autant plus touché qu’à l’époque, elle ne savait pas encore à qui elle avait affaire. Lorsqu’elle l’apprit, cela ne changea rien. Depuis juin précédent au moins, c’est-à-dire depuis que l’Assemblée nationale du Mexique l’avait proclamé empereur, il était pourtant évident qu’il devrait mettre un terme à leur relation. Un scandale aurait pu tout gâcher.
Il avait longuement réfléchi et en était arrivé à la conclusion que l’importance de sa tâche (le destin de tout un continent était en jeu, il ne faut pas l’oublier) ne permettait aucun sentimentalisme. Une solution radicale s’imposait ; il devait tirer un trait définitif par une mise au point officielle. Il fallait aussi empêcher – si nécessaire par des moyens brutaux – qu’après leur séparation, elle pût représenter un danger. S’il ne parvenait pas à contrôler ses émotions, s’était-il dit, autant renoncer d’emblée…
— Tout a-t-il…
Il s’interrompit, évitant le regard de Schertzenlechner, et s’éclaircit la voix.
— Je veux dire, tout s’est-il déroulé sans problème ?
Son secrétaire particulier s’inclina, la mine imperturbable. En domestique consciencieux qu’il était, il avait rempli sa mission à la perfection – même si celle-ci dépassait le strict cadre de ses obligations ordinaires.
— Tout s’est déroulé de manière satisfaisante, Majesté.
L’archiduc trouva l’adjectif satisfaisant déplacé dans ce contexte – même si l’attitude de son valet de chambre lui rappelait la dureté requise dans la présente situation et qu’il éprouvât de l’admiration pour lui l’espace d’un instant. Quant au titre de Majesté , il était abusif – puisque Maximilien n’était toujours pas monté sur le trône –, mais il se gardait bien de rectifier l’erreur d’étiquette et appréciait au contraire une telle outrance protocolaire. Chaque fois, il se sentait si… majestueux.
Il soupira et trempa avec précaution l’un des deux croissants dans le café
Weitere Kostenlose Bücher