Les fils de Bélial
clos.
Paindorge ne rit point. La mélancolie cédait en lui place à la fureur.
– Il était riche, messire !… Riche !
– Et tu as compris quoi ?
Pour Tristan, il y avait de la prostituée chez cette Edmonde. Mais pour son écuyer ?
– J’ai compris que malgré tout, je l’aimais toujours… Je l’ai croisée il y a deux ans. Elle n’avait pas changé. Elle avait toujours cet air virginal qui m’avait tant énamouré. Elle s’est détournée de moi… Alors, j’ai cessé de pétrir la pâte. Je me suis fait homme d’armes.
Paindorge se leva et s’en fut d’un pas vif. Il s’approcha d’une colonne de pierre, y posa son avant-bras sur lequel il appuya son front. Il avait agi avec une espèce de rage. Ses épaules, soudain, tressautèrent.
Tristan demeura immobile. Parce qu’il n’y avait rien à faire et rien à dire. Vraiment rien.
Le soir, l’écuyer semblait apaisé. Tristan évita tout propos susceptible de troubler une âme convalescente. Il ne pouvait donner à cette Edmonde un visage qui le satisfît. Paindorge la disait belle ? Elle devait l’être.
« Qu’est-ce que l’amour ? » se demanda-t-il.
En fait, il n’en savait rien. C’était trop de sentiments et trop de sensations à la fois : du merveillement à la tendresse en passant par l’angoisse de perdre l’être aimé sans pouvoir discerner les raisons de cette peur dès lors que l’on s’était juré simultanément sa foi. L’amour d’Edmonde eût pu transfigurer Paindorge.
Après l’avoir désemparé, il l’avait précipité dans l’horreur des embûches et des grandes batailles.
– L’amour, dit Tristan à mi-voix, c’est certainement, dans notre langue, le mot le plus vainement employé.
Il avait aimé Oriabel comme il devait aimer cette jouvencelle qui le complétait en tout. Elle avait accompli ce miracle de lui faire accepter l’espérance jusque dans l’enfer de Brignais. Il la portait toujours dans son cœur : un joyau miroitant serti d’une brume sans nom.
– Je retrouverai sa tombe. J’en baiserai les pierres comme j’ai baisé ses lèvres, ses seins, son ventre…
Paindorge parut s’éveiller :
– À ouïr vos propos on croirait que votre épouse est morte.
– Je songeais à celle qui l’a précédée. Je l’ai amourée comme je ne puis amourer Luciane.
– Je vois.
Paindorge ne voyait rien, mais c’était sans importance.
*
Les jours passèrent, mornes en dépit d’un soleil permanent. Pèdre quittait son château, entouré de quelque trente hommes, pour venir s’entretenir avec son « cousin » sous les voûtes d’un cloître toujours vide du moindre moine. Il semblait que cette communauté eût été frappée d’effroi en apprenant qu’à peine installé dans sa citadelle, Pèdre avait fait arrêter l’archevêque Jean de Cardalhac, un Gascon, parent du comte d’Armagnac, un des principaux alliés du prince de Galles. Pour rendre impossible toute intervention armée des Anglais, le roi avait fait mener le prélat au château d’Alcala de Guadaïra, en Andalousie 364 . On apprit par quelques Castillans de passage que cette forteresse était pourvue de cachots profonds – les silos – d’où nul n’était jamais sorti vivant, et l’on sut que Diego de Padilla, maître de Calatrava et beau-frère du roi, était allé rejoindre l’homme de Dieu dans un de ces ergastules 365 .
Shirton venait quelquefois au monastère. C’était de lui que Tristan et Paindorge obtenaient des nouvelles. L’Espagne était plongée dans une terreur grandissime : On signalait la venue imminente des délégations conviées à rendre hommage à Pèdre : celles d’Esturges 366 , de Leôn, de Tolède, Cordoue, Galice, Séville. Et l’on avait vu apparaître enfin – point très rassuré -, le féal chevalier Ferrant de Castro. Il semblait que l’ancien royaume disloqué par l’irruption du Trastamare allait reprendre sa force et sa cohérence.
Fatigué, le prince de Galles dit un jour à Pèdre qui s’apprêtait à pousser la porte du cloître pour regagner son gîte :
– Sire roi, vous êtes, Dieu merci, sire et roi de votre pays, et nous n’y sentons aucun empêchement ni nul rebelle. Tous n’obéissent qu’à vous. Nous séjournons ici à grands frais. Il convient que nous recevions de l’argent pour payer ceux qui vous ont remis en votre royaume, et vous devez tenir vos convenances ainsi que vous l’avez juré et scellé. Nous vous
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