Les fils de Bélial
assurer son pas, il était recru d’angoisse et de fatigue. Yanez, lui, frémissait de frayeur, de fièvre et de faim, mais s’efforçait de se tenir droit dans sa carapace de fer ainsi qu’un homme hautain, mais honnête, et de mœurs irréprochables. Son visage pointu, basané, piqueté d’une barbe noire un peu grise, exprimait la stupeur de se trouver soudain en présence de deux juges et certainement d’un bourreau.
– Ah ! Ah ! fit Pèdre, simplement.
Le menton haut, les yeux fixes et la lippe boudeuse, il tenait à se montrer insaisissable et présent, sévère et miséricordieux, absorbé, déjà, par l’intention de sévir sans pouvoir décider, au tréfonds de son âme trouble, la nature des sévices. L’ombre drue des arcades qui déjà évoquait ces prisons d’où l’on ne s’évadait souvent que par la mort, accusait les angles, les méplats et la soudaine immixtion du sang sur son visage. Droit, immobile dans sa maigreur d’oiseau de proie, il avait pris une attitude colomnaire, et l’on eût dit que tous les futs de pierre ne lui suffisant pas, il voulait clore ou verrouiller leur cortège de sa présence. Cet homme qui pratiquait comme un ascétisme toutes les graduations et les ignominies de la cruauté se pencha pour saluer Yanez sans qu’aucun salut, aucun reproche ne décollât ses lèvres.
« L’araigne tient sa mouche », songea Tristan.
Édouard fit un pas en direction de Villaines. Sa lourde masse enveloppa de son ombre le chevalier tandis que la voix surgie de ce tombereau de chair malade se faisait singulièrement douce, affectueuse :
– Ah ! Messire… J’étais fort dolent de ce que vous vous étiez échappé de la grande bataille. Vous m’avez fait des maux assez et à foison, et à mon père aussi, au service du roi Charles. Mais, foi que je dois à Dieu, vous et Bertrand aurez forte prison. Vous ne m’échapperez pas ainsi que la colombe qui sort de son gîte et va sur le buisson. J’ai pain et vin, et chair abondante dont vous mangerez une longue saison.
– Sire, dit le Bègue, bénédiction de Dieu !… Mieux… mieux vaut être en pri… en prison que mort. Ainsi le veut le… le sens commun. On y est bien sept ans mais encore en sort-on. On ne revoit jamais l’homme mort.
Pour Pèdre, c’étaient là d’inutiles parlures.
– Sire, dit-il, je sais bien que ce sont vos gens qui les ont eus. Mais baillez-moi ce larron. C’est Martin Yanez, l’amirante d’Espagne. Il a aidé le bâtard contre moi et lui a donné mes trésors !
Édouard se détourna. Sa voix devint mate, cependant qu’avec une grâce affectée il s’inclinait devant cette prière.
– Je vous le donne en présent 358 .
Pèdre désigna son captif à deux vougiers qui le saisirent au-dessus de ses codâtes 359 .
– Manana el juez (526) .
Yanez garda le silence. Il se savait perdu. Restait l’abominable mystère : de quelle façon Pèdre le supplicierait-il ? Montrer son angoisse eût été satisfaire ce roi qui l’avait couvert d’honneurs et qu’il avait trahi sans aucun débat de conscience.
Le prince et le roi s’éloignèrent. L’apparition des deux malchanceux avait clos leur discorde.
Paindorge exhala un soupir de rage :
– Ils se réconcilient, messire, sur le corps et l’âme d’un homme qui va mourir. Et nous, il nous faut attendre…
– Attendre quoi, Robert ? La mort ? La guérison de la haine que le prince de Galles cultive envers nous ?
Ce fut au tour de Tristan de soupirer. Il était assis ; il se leva et se mit à marcher autour de l’écuyer.
L’avenir lui semblait perdu. La défaite l’avait dépouillé de son honneur. La menace de mort empoisonnait sur son existence. Si Édouard le Jeune se montrait inclément, Tristan de Castelreng recevrait sur son haterel 360 un terrifiant coup de hache. Toute fuite semblait impossible et Calveley apparaissait de moins en moins comme un énorme rempart dressé entre sa personne et l’héritier d’Angleterre.
Le temps coulait goutte à goutte. Il fallait se résoudre à supporter cette maigre éternité qui fondait comme, quelques mois plus tôt, la neige et le courage. Reverrait-il Luciane ? Un baiser, un simple baiser. À quoi bon songer à des égarements. Et pourtant… Il lui prendrait la main et l’entraînerait sous le baldaquin des arbres, là où ils avaient passé leur nuit de noces. Il l’embrasserait encore, penché de biais pour éviter le contact du
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