Les fils de la liberté

laisse ?
    — Non, qu’est-ce que ça peut faire ? Rien n’a plus d’importance.
    Il percevait l’hystérie dans sa voix. Ne sachant pas quoi dire, il déclara :
    — Au moins, nous avons pu amener le petit à temps.
    — Oui, c’est vrai. Et tu as ramené ta femme aussi.
    — Tu me le reproches ? Mais pourquoi ? Tu devrais être contente de la revoir. A moins que…
    Il ravala ses paroles. Il avait été sur le point de lui demander si elle lui reprochait d’avoir une femme alors qu’elle était sur le point de perdre son mari.
    Mais ce n’était pas du tout ce qu’elle avait voulu dire.
    — Oui, elle est revenue, mais pour quoi faire ? s’écria-t-elle. A quoi sert une sorcière qui a le cœur dur comme la pierre et ne lèvera pas le petit doigt pour sauver Ian ?
    Il était tellement abasourdi qu’il ne put que répéter bêtement :
    — Un cœur de pierre ? Claire ?
    — Je le lui ai demandé et elle a refusé.
    Les yeux de sa sœur étaient secs, remplis de souffrance et insistants.
    — Tu ne peux pas lui demander de m’aider, Jamie ?
    L’énergie vitale de sa sœur, toujours palpitante, crépitait au bout de ses doigts comme des éclairs. Il valait mieux qu’elle se défoule sur lui, elle ne pouvait pas le blesser.
    — Mo pìuthar , elle l’aurait déjà guéri si elle le pouvait, dit-il le plus doucement possible. Elle m’a dit que tu le lui avais demandé. Elle pleurait… Elle aime Ian comme…
    Elle retira sa main de la sienne avec une violence telle qu’il crut qu’elle allait le frapper. Elle hurla :
    — Surtout ne t’avise pas de me dire qu’elle aime Ian autant que moi !
    Puis elle le gifla effectivement, si fort que ses yeux se mirent à larmoyer. Tout en se tenant la joue, il reprit en s’efforçant de garder son calme :
    — Ce n’est pas ce que j’allais dire. J’allais dire qu’elle l’aimait autant…
    Il s’apprêtait à dire « autant qu’elle m’aime » mais elle ne lui en laissa pas le temps. Elle lui envoya un coup de pied dans le tibia qui lui fit plier le genou et perdre l’équilibre. Puis elle tourna les talons et dévala la colline telle une sorcière sur son balai, ses jupes et son châle claquant autour d’elle comme un orage.

41
    La répartition des richesses
    J’écrivis soigneusement Nettoyage des plaies puis m’arrêtai, rassemblant mes pensées. Eau bouillie, linges propres, extraction de corps étrangers, application de vers blancs sur la chair morte (avec une mise en garde contre la mouche à viande et la lucilie bouchère ? Inutile, personne ne pourrait les distinguer des autres larves sans une loupe). Suture des plaies (stérilisation de l’aiguille et du fil). Onguents utiles. Devais-je ajouter un chapitre sur la production et les utilisations de la pénicilline ?
    Je tapotai la pointe de ma plume sur le buvard, créant de minuscules étoiles d’encre noire, puis décidai de n’en rien faire. Il s’agissait d’un guide pour monsieur Tout-le-monde. Or, monsieur Tout-le-monde n’était pas outillé pour le processus laborieux de la fabrication de pénicilline et ne disposait probablement pas d’instruments d’injection. Je souris en me rappelant la seringue pour pénis que m’avait montrée le docteur Fentiman.
    Du coup, je revis en pensée le jugum pénien du docteur Rawlings. L’utilisait-il sur lui-même ? Je chassai les images que cette question faisait défiler dans ma tête et revins en arrière de quelques pages, cherchant ma liste de chapitres.
    J’y ajoutai Masturbation . Si les médecins la présentaient invariablement sous un jour négatif, je ne voyais pas pourquoi je ne pouvais pas en offrir discrètement une vision plus positive.
    Je me remis à faire de petits pâtés, songeant à la difficulté de présenter sans faire de vagues les bienfaits de la masturbation. Seigneur, que se passerait-il si je déclarais, noir sur blanc, que les femmes s’y adonnaient elles aussi ?
    — Ils brûleraient ton livre et sans doute l’imprimerie d’Andy Bell dans la foulée, me répondis-je à voix haute.
    Quelqu’un émit un petit son étranglé et je relevai les yeux. Une femme se tenait sur le seuil du bureau.
    — Vous cherchez Ian Murray ? dis-je en me levant. Je vais aller…
    — Non, c’est vous que je suis venue voir, m’interrompit-elle.
    Je perçus une note étrange dans sa voix et me sentis aussitôt sur la défensive sans savoir pourquoi.
    — Et vous êtes… ?
    Elle s’avança dans la