Les fils de la liberté
fallait bien qu’elle en sorte pour se nourrir. Et puis il y avait toujours la conscience que Ian se mourait, grinçant comme un moulin à bras, lentement mais inexorablement, usant les nerfs.
Les nerfs de Ian également.
Deux jours plus tôt, ils étaient allés marcher le long du loch. Soudain, Ian s’était arrêté et ratatiné comme une feuille d’automne. Jamie s’était précipité pour le retenir par le bras avant qu’il ne tombe puis l’avait assis, adossé à un rocher. Il avait resserré le plaid autour de ses épaules maigres.
Accroupi devant son ami, il avait demandé :
« Que se passe-t-il, a charaid ? Que puis-je faire ? »
Ian toussait presque en silence, tout son corps tremblant à chaque quinte. Enfin les spasmes avaient cessé et il avait puinspirer à nouveau. Ses joues se paraient d’une roseur phtisique, cette terrible illusion de santé.
« Ça fait mal, Jamie. »
Il avait prononcé ce simple aveu en fermant les yeux, comme s’il ne pouvait regarder Jamie en face.
« Nous allons rentrer à la maison. Je vais te porter. Tu prendras un peu de laudanum et… »
Ian avait interrompu ses promesses anxieuses d’un geste. Il avait haleté quelques instants avant de pouvoir parler.
« C’est vrai que j’ai l’impression qu’on m’enfonce un couteau dans la poitrine mais ce n’est pas de ça que je parlais. La mort ne m’inquiète pas trop mais, bon sang ! ce qui me tue c’est qu’elle tarde tant à venir. »
Il avait rouvert les yeux et émis un petit rire chuintant.
« Cette agonie est insupportable, Dougal, je veux en finir. » Jamie s’était soudain souvenu de ces paroles aussi clairement que si elles venaient d’être prononcées. Pourtant, elles avaient été dites trente ans plus tôt, dans une église sombre ravagée par le feu des canons. Rupert avait imploré Dougal : « Tu es mon chef. C’est à toi de le faire. » Et Dougal MacKenzie avait fait ce que l’amour et le devoir lui dictaient de faire.
Il serrait la main de Ian, s’efforçant sans en avoir conscience de lui transmettre un peu de sa force et de sa vitalité. Son pouce avait glissé vers le haut, pressant l’endroit du poignet où Claire cherchait toujours la vérité sur la santé d’un patient.
Il avait senti la peau glisser sur les os du poignet frêle de Ian. Il avait tout à coup songé au serment du sang qu’il avait échangé lors de son mariage, la morsure cuisante de la lame et le poignet froid de Claire pressé contre le sien, un sang poisseux coulant entre leurs deux peaux. Le poignet de Ian était froid lui aussi, mais ce n’était pas à cause de la peur.
Il avait baissé les yeux vers son propre poignet. Il n’y avait plus traces de serments ni de fers. Ces plaies-là étaient éphémères, cicatrisées depuis longtemps.
Ian avait souri.
« Tu te souviens quand nous avons échangé notre sang ? »
Jamie avait exercé une légère pression sur le poignet de Ian, pas vraiment surpris que son ami ait pénétré dans son esprit et surpris l’écho de ses pensées.
Il avait esquissé un petit sourire douloureux.
« Oui, bien sûr. »
Ils avaient tous les deux huit ans. La mère de Jamie était morte en couches la veille. La maison était remplie de parents venus présenter leurs condoléances. Son père était plongé dans l’hébétude. Les deux enfants s’étaient éclipsés et avaient grimpé sur la colline derrière la maison, s’efforçant de ne pas regarder vers la tombe fraîchement creusée près du broch.
Ils avaient marché dans la forêt, protégés par les arbres, puis s’étaient enfin arrêtés au sommet de la colline la plus haute, là où un vieux bâtiment en pierre appelé « le fort » s’était effondré longtemps auparavant. Ils s’étaient assis sur les ruines, drapant leur plaid autour d’eux pour se protéger du vent, parlant peu. Puis Jamie avait subitement déclaré :
« Je croyais que j’allais avoir un nouveau petit frère mais ça n’arrivera pas. Il n’y a que Jenny et moi. »
Il avait espéré que ce nouveau venu lui rendrait un peu de son amour pour Willie, son frère aîné mort de la variole, et sentait qu’il devait nourrir ce regret le plus longtemps possible, tel un bouclier fragile contre l’énormité de savoir sa mère partie à jamais.
Ian s’était tu un long moment, puis avait sorti de son sporran le canif offert par son père pour son dernier anniversaire. Le plus naturellement du
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