Les fils de la liberté
Qu’est-ce qui vous a amené ici ? lui demanda Jamie un jour.
En dépit de l’absence de solde, un nombre considérable d’officiers européens étaient venus s’enrôler dans l’armée continentale. Ils estimaient probablement que, même si les occasions de pillage étaient limitées, ils pourraient soutirer au Congrès un grade de général qu’ils troqueraient contre d’autres hautes fonctions une fois de retour chez eux. Certains de ces volontaires douteux étaient utiles mais l’incompétence des autres faisait grogner dans les rangs. Après avoir rencontré Matthias Roche de Fermoy, Jamie était enclin à grogner lui aussi.
Kos n’était pas de ceux-là. Interrogé sur les raisons qui l’avaient amené en Amérique, il répondit avec franchise :
— Tout d’abord, l’argent. Mon frère hériter du manoir familial en Pologne mais plus d’argent. Rien pour moi. Aucune fille me regarder sans argent. Pas de place dans armée polonaise mais je sais construire des choses. Je suis venu ici pour construire choses. Peut-être pour les filles aussi. Filles avec bonne famille, beaucoup d’argent.
— Mon pauvre, rétorqua Jamie. Si tu es venu pour les filles et l’argent, tu t’es trompé d’armée.
Kos éclata de rire.
— J’ai dit d’abord l’argent. Je suis venu à Philadelphie, j’ai lu la Déclaration 1 .
Il inclina respectueusement la tête, le chapeau sur son cœur.
— Cette chose… cet écrit… m’a transporté.
Il avait d’ailleurs été tellement transporté par les nobles sentiments exprimés dans le document qu’il s’était aussitôt mis en quête de son auteur. Bien que surpris par l’apparition soudaine de ce jeune Polonais enthousiaste dans son entourage, Thomas Jefferson l’avait accueilli avec chaleur et les deux hommes avaient passé de longues heures absorbés par leur conversation philosophique (en français), laquelle avait scellé leur nouvelle amitié.
— Un grand homme, assura Kos à Jamie.
Il se signa avant de recoiffer son chapeau et d’ajouter :
— Que Dieu le protège.
— Qu’Il lui accorde la sagesse, répondit Jamie.
Jamie se fit la réflexion que Jefferson ne craignait sans doute pas grand-chose, n’étant pas soldat. Cela lui rappela tout à coup Benedict Arnold et il en ressentit une pointe de malaise. Mais ce n’était pas un cas qu’il puisse – ou veuille – traiter en aucune façon.
Kos écarta une longue mèche de cheveux filasse de sa bouche et hocha la tête.
— Une femme, peut-être un jour si Dieu veut. Mais ça… ce qu’on fait ici… est plus important que femme.
Ils se remirent au travail mais leur conversation continua de turlupiner Jamie. Il convenait que consacrer sa vie à un noble idéal était préférable à la recherche de la sécurité à tout prix. Toutefois, un objectif aussi pur n’était-il pas la prérogative d’un homme sans famille ? Il y avait là un paradoxe : un homme qui ne cherchait qu’à assurer sa propre sécurité était un pleutre ; un homme qui risquait la sécurité de sa famille était un lâche, sinon pire.
Cela l’entraîna dans d’autres cheminements de la pensée et d’autres paradoxes intéressants : les femmes empêchaient-elles le développement d’aspirations telles que la liberté et autres idéaux par peur pour leur vie et celle de leurs enfants ? Ou, au contraire, les inspiraient-elles, ainsi que les prises de risques indispensables pour les atteindre, en donnant à leurs hommes des raisons de se battre ? Pas seulement pour les défendre mais pour s’élever, car un homme voulait toujours plus pour ses enfants que ce qu’il aurait jamais lui-même.
Il faudrait qu’il demande à Claire ce qu’elle en pensait. Il eut un sourire en imaginant ses réponses, notamment sur le fait que les femmes, par leur nature, entravaient l’évolution sociale. Elle lui avait parlé de ses expériences pendant la « grande guerre ». Il ne pouvait la qualifier autrement, même si elle lui avait raconté qu’il y en avait eu une autre, avant, qui portait cette dénomination. Claire faisait parfois des remarques peu flatteuses sur les « héros » mais uniquementquand il s’était blessé. Elle savait très bien à quoi servaient les hommes.
Serait-il ici, si ce n’avait été pour elle ? Se battrait-il pour les idéaux de la révolution s’il n’avait eu la certitude de la victoire ? Force lui était de reconnaître qu’il n’y avait que les fous, les
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