Les fleurs d'acier
alliée : la tempête… Un seul moyen pour dissiper de tels méfaits : les feux de cheminée. Mais où trouver les fagots et les bûches ?… Quelques années encore, peut-être quelques mois, et les murs délabrés, les contreforts moussus grignotés de vermine, les poutres spongieuses et les parquets disjoints molliraient jusqu’au jour où la défaillance des uns entraînerait la rupture des autres ; et rien ne survivrait sauf peut-être les tours, puisque la pierre y était reine.
Pourquoi ce père si fier et entreprenant avait-il subi aussi passivement l’adversité ? Comment cette fermeté d’esprit naguère si constante avait-elle pu s’accommoder d’un tel délabrement ? Ogier ne pouvait accepter que cet homme altier, si hardi à la bataille, vécût retranché hors de tout ce qui avait composé son bonheur et sa force. Du réveil au coucher, et plus encore la nuit, il limitait sa vie à des méditations aussi grises, sans doute, que l’eau figée de ses douves. Comment lui rendre courage, vigueur, espérance ?
Il visita les soliers [132] . Son étonnement s’y transforma en colère : on voyait le ciel dans les brèches des toits, et des miettes d’ardoises jonchaient les planchers. À l’odeur vibrante des foins d’antan avait succédé le remugle des fientes d’oiseaux et de rats, des plâtras et pourritures. S’il n’y avait pris garde en traversant certains endroits obscurs, il eût donné de la tête dans d’épaisses toiles d’araignée. Parvenu au-dessus du corps de garde, il s’arrêta : rompant sous les chevrons leurs grappes immobiles, des ratepennades [133] se mirent à voleter dans un clapotement éperdu.
« Comment peut-on accepter une telle négligence ? »
Tombé de l’état de baron à celui de huron – pis, même – Godefroy d’Argouges semblait incapable du moindre sursaut de courage.
« Ai-je le droit de le juger ? Oui… De le blâmer ? Non. »
Il avait cru jusqu’à ce jour que la vaillance était une vertu multiple et définitive ; il commençait à en douter : la passivité de son père contredisait ses conceptions pourtant farouches du guerrier victime d’un sort contraire mais animé d’un désir de revanche et de justice qui, en le soutenant, le réhabilitait aux yeux de tous. Il semblait qu’en ayant dû renoncer à toute espèce de dignité, Godefroy d’Argouges eût chassé de son esprit les souvenirs attachés à sa renommée de chevalier. Et quel chevalier : le seul, en Cotentin, capable de s’élancer lance basse à la joute !
« Tout ce que je vois, tout ce qu’il me laisse… »
Eh bien, oui, cela lui paraissait indigne, mésavenant ; et même si, furtif et apaisant, il avait retrouvé çà et là le cher fantôme de sa mère, Gratot n’était plus ni celui de son enfance ni celui que son imagination n’avait cessé de recréer et d’embellir.
Inattendus et brefs, les rires des hommes et des femmes écorchaient le silence ; le vent cinglait à tour d’haleine la demeure appauvrie comme pour la punir de s’être laissé corrompre par le malheur et la désespérance. Aucun apaisement, aucune joie, des amours fades ; des jours de plomb et quelquefois des nuits de sang. Il fallait délivrer Gratot de ses angoisses.
Mais comment ?
Jour décevant dont il avait certes trop attendu. Ogier s’y ennuya, remâchant sa déception et s’encolérant contre son impuissance à se montrer amène et bienveillant malgré l’amitié des hommes et les sourires des femmes. Il dîna sans plaisir, sans savourer les aliments ; et pourtant, c’étaient les cuissots de chevreuil qu’il avait apportés. Quant au vin, son vin, s’il fut sans effet sur lui-même, il observa qu’il égayait les autres convives, sauf Bressolles et Adelis soucieux pour des raisons sans doute différentes des siennes.
Le repas terminé, il marcha dans l’enceinte ; ses compagnons lui parlaient, il les entendait à peine, répondant en phrases brèves à leurs propos et pensant constamment : « Que faut-il faire ? Comment nous sortir de là ? » Ses paroles et celles des autres frappaient sa tête. Il s’aperçut qu’il souffrait à la base du crâne : un mal sec, lourd, presque intolérable, et ce fut ainsi, les idées douloureuses et confuses, qu’il suivit Aude jusqu’à la tombe de leur mère. La jouvencelle substitua quelques branches d’églantier aux glaïeuls décolorés, puis comme ils achevaient leur prière, il
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