Les guerriers fauves
n’oserait pas. Que penserait-il d’elle ? Qu’elle était futile ? Une autre fois, peut-être...
— À quoi pensez-vous, damoiselle ? demanda le chevalier.
— Simplement que je vous sais gré de m’avoir parlé. Quand avez-vous vu le seigneur de Marsico pour la dernière fois ?
— L’an dernier, nous sommes allés ensemble dans les Pouilles.
— J’ai tant de questions à vous poser que je ne sais par laquelle commencer.
— Alors, laissez-moi vous parler de celui qui est devenu l’un des plus proches conseillers du roi de Sicile. C’est un homme avisé, que tous admirent et respectent. Il parle, comme la plupart des barons, plusieurs langues, mais lui seul sait les manier avec tant de finesse, passant de l’arabe à l’hébreu et même au grec, avec le talent d’un poète.
Les yeux de la jeune femme s’étaient arrondis d’étonnement. Elle buvait les paroles du chevalier. Enfin, ce dernier se tut et elle parut revenir à elle.
— Merci, fit-elle.
— Je ne vais pas vous importuner davantage, permettez-moi de me retirer. Que Dieu vous garde, damoiselle de Fierville.
— De vous retir... Oui, bien sûr, messire d’Avellino. À vous revoir.
Et Eleonor rendit son salut au chevalier, tout en songeant que son éducation au manoir familial ne l’avait guère préparée à tout ça. Il y avait chez cet homme étrange, tout comme chez le sire de Tarse, une douceur tout orientale, un goût pour la musique des mots, les manières et les salutations. Elle haussa les épaules, se moquant d’elle-même. Il y avait des choses plus difficiles à apprendre.
D’Avellino avait regagné le pont. Elle suivait d’un regard pensif la silhouette qui s’éloignait quand elle se sentit heurtée.
Deux gamins avaient surgi de la cambuse, poursuivant un matou blanc et noir. Le chat serrait dans sa gueule un énorme poisson. Le trio s’arrêta net devant Tara qui, le poil hérissé, poussa un sourd grondement. Pendant un moment, plus personne ne bougea. Puis, avec un feulement de dépit, le chat déposa le poisson devant lui.
— Ne bouge pas ! ordonna Eleonor.
Sans quitter le chat des yeux, le chien s’assit sur son arrière-train. Alors, très digne, le matou fit demi-tour, lentement, et d’un coup il accéléra, se jetant sous les bancs de nage. L’un des mousses, un blondinet au regard clair, fixait le chien, il recula et s’enfuit malgré les appels de son compagnon.
— Y va pas me sauter dessus au moins ? demanda l’autre, un solide rouquin.
— Non. Je te le promets.
— Je peux le ramasser ?
— Vas-y.
Le gamin se baissa et inspecta le poisson.
— Merci, damoiselle ! s’exclama-t-il en se relevant avec son butin. Il est même pas abîmé. Grimoire, y a pas à dire, c’est un soigneux. Grimoire, c’est le nom du chat. Paraît qu’avant, il appartenait à un clerc du nom d’Hugo. C’est vrai que quand y tue, il le fait bien. C’est toujours propre. Des fois y m’aligne des rats au pied de ma couchette. Tous dans le même sens, les queues d’un côté, les têtes de l’autre. J’aime point la chair des rats, mais bon...
Eleonor s’était approchée du garçonnet qui continuait :
— Le cuisinier m’aurait découpé en morceaux si je n’avais pas récupéré son poisson. Et puis j’aime bien Grimoire, même s’il exagère. Le cuistot m’avait prévenu : « T’es responsable de ce que t’apprivoises ! » qu’il m’a dit. C’est un sage, not’cuistot ! Mais voilà-t’y pas que depuis que j’ai amadoué le chat, y me quitte plus et il a toujours le nez dans mon écuelle à choisir sa part avant que je puisse y planter ma cuillère !
Eleonor sourit.
— Comment t’appelles-tu ?
— Moi, c’est Bertil, damoiselle, et l’autre, le froussard, c’est P’tit Jean. Mais faut pas lui en vouloir, il est plus jeune que moi.
Le gamin bomba le torse.
— Il me semble avoir aperçu un troisième mousse.
— Ah oui, c’est le Bigorneau ! Mais lui, c’est pas un mousse, c’est un souffre-douleur. Y comprend rien à rien, alors tout le monde lui tape dessus. Et puis, comme son ouvrage est toujours de travers, on lui donne que les déchets à manger. J’aimerais pas être à sa place mais du coup, faut reconnaître, les marins qu’ont la main leste, savez, y nous fichent la paix à P’tit Jean et à moi.
— Et tu viens d’où, Bertil ?
— De la ferme des Roches, dans les hauts de Barfleur.
— Tu n’es guère vieux pour
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