Les guerriers fauves
quitter ta ferme et t’embarquer ainsi.
— Ah, pardon, bien assez pour savoir ce que je veux, avec vot’respect, damoiselle. Je voulais une gamelle pleine et c’est vrai que je préfère partager mon écuelle avec Grimoire et P’tit Jean qu’avec mes douze frères et soeurs ! Surtout que ma mère, elle était encore grosse. J’y ai gagné, croyez pas ?
UN NAVIRE VERT PÂLE
28
Tancrède songea que le temps en mer passait de façon singulière, parfois avec lenteur, parfois vite quand le vent était portant et la mer bonne.
Depuis leur escale à Jersey, les jours avaient filé comme le sable dans les sabliers de quart. Une semaine ou davantage s’était écoulée, il ne le savait pas et se reprochait de n’avoir pas entaillé chaque matin un morceau de bois pour y laisser la trace des jours.
Ils avaient longé les côtes déchiquetées de la Bretagne, dépassé le Finis terrae – le « bout du monde » des Bretons – et l’embouchure de la Loire.
La mer avait changé de couleur, les côtes s’étaient adoucies, mais il y avait toujours autant de récifs.
Le jeune homme ramait chaque jour, trouvant dans cette rude tâche une occupation qui lui évitait de penser. Il était si fatigué parfois qu’il s’effondrait sur sa paillasse et s’endormait d’un coup comme une bête de somme.
Souvent aussi, aux escales sur les grèves ou dans les embouchures des fleuves, Giovanni venait le rejoindre avec une gourde d’hydromel ou une jarre de vin. Dans ces moments-là, Hugues les abandonnait. Le Lombard parlait des auteurs grecs, des femmes, de Syracuse et encore des femmes. Le plus souvent, Tancrède l’écoutait en taillant de son coutel les bois flottés ramassés ici et là. Parfois aussi, Dreu, le jeune moine de Savigny, venait les rejoindre. Silencieux et taciturne, il préférait se taire mais parfois, alors que Giovanni citait Anaximandre, Homère ou Hésiode, il prenait la parole, discutant avec chaleur de son art, des manuscrits anciens et de la vie au scriptorium. Au fil des jours, Dreu oubliait la règle de son monastère. Il mangeait et buvait comme les marins sans en avoir l’habitude. Il s’effondrait ensuite d’un coup et ronflait, ce qui mettait en joie ses compagnons.
Ce matin-là, la mer était agitée et le pilote ne quittait plus l’étrave. Ils louvoyaient à la rame au large des écueils, se glissant dans certains courants, en évitant d’autres trop dangereux ou trop rapides. Les courants « malins », comme les appelait le Breton, ceux qui vous drossent contre les falaises. Le navire de charge les suivait tant bien que mal. Sa silhouette trapue montait et descendait à la vague.
Sur un ordre de Knut, Tancrède remplaça un des rameurs et se glissa sur le banc, non loin de Magnus le Noir et de ses guerriers. Ni Hugues ni lui n’avaient, depuis le début de leur voyage, échangé une seule parole avec ces hommes rudes qui vivaient entre eux et, tout en prenant part aux manoeuvres et en assumant les tours de veille, campaient à l’écart.
Seul Magnus s’entretenait parfois avec le stirman et le maître de la hache, qui lui témoignaient d’ailleurs le plus grand respect.
Les premiers paquets de mer surprirent Tancrède. L’eau glacée le trempa de la tête aux pieds, le faisant sortir brutalement d’une rêverie où Anouche le regardait sans mot dire. Il avait souvent, depuis que Hugues lui avait parlé d’elle, de ces rêves éveillés où il la retrouvait. Il se secoua. La trompe de Knut résonnait. Le rythme de nage changeait. Imitant ses compagnons, il se pencha sur le bois, souquant plus vite et plus fort.
Au-dessus d’eux, la girouette s’affolait et le ciel avait viré au noir. Un noir de ténèbres où planaient les ailes blanches des albatros dont les cris se perdaient dans les mugissements du vent.
À l’avant, le pilote breton lançait ses ordres.
— Où sommes-nous, Pique la Lune ? demanda Knut qui venait d’apparaître à ses côtés.
— On a dépassé depuis un moment la pointe du Payré et le feu du château de Talmont ! s’écria le pilote, dont la voix était elle aussi couverte par le fracas de la tempête. La mer veut plus de nous, Knut. Elle prépare sa colère. Faut qu’on s’abrite, et vite !
— On gagne le large ?
— Non, pas cette fois ! On aura pas le temps et puis, au large, ça va être rude. C’est pas une tempête comme les autres. Il faut dépasser la pointe de l’Aiguillon et s’enfoncer dans
Weitere Kostenlose Bücher