Les guerriers fauves
1
Il y a des chemins qu’on ne devrait jamais prendre, des gestes qu’on ne devrait jamais faire, des paroles qu’on ne devrait jamais prononcer...
Il regarda sa main. Ses doigts tremblaient. Il lâcha le couteau. Le tremblement passa à son corps tout entier. Un tremblement incontrôlable. Il aurait voulu crier, au lieu de quoi, il gémit. Un gémissement de bête blessée. Il aurait voulu pleurer, mais il ne savait plus.
Il s’était caché dans une maison en ruine envahie par le lierre. Des rats s’étaient enfuis à son approche, leurs cris aigus résonnant dans l’enfilade de pièces noyées dans les ténèbres.
La peur était là qui rôdait. Plus redoutable que la mort. À la fois en lui et hors de lui. Ombre sur les murs rongés de salpêtre, sur les portes branlantes et les volets disjoints.
— On t’avait pourtant mis en garde, fit la voix sous son crâne.
— C’était sa faute, je n’y suis pour rien. Ce n’est pas moi. C’est lui qui est venu me chercher.
— Qu’est-ce que tu lui as fait ? Tu l’as touché ?
— Non, non. Je n‘ai jamais recommencé. Jamais, jamais.
— Te souviens-tu de ton châtiment ?
Des images de douleur l’assaillirent. Soudain un bruit de pas tout proche. L’homme se figea. Quelqu’un était entré dans la maison. La porte de la pièce où il se dissimulait s’ouvrit d’un coup, laissant un rai de lumière grise s’étirer presque jusqu’au corps sans vie qui gisait à ses pieds.
Un soldat se tenait dans l’encadrement. D’où il était, l’homme dissimulé dans la pénombre apercevait sa broigne de cuir sombre et la lance qu’il tenait à la main.
— Il y a quelqu’un là-dedans ? fit le soldat avant de répondre à l’un de ses camarades qui l’interpellait : J’te dis que j’ai entendu du bruit.
Il s’avança un peu, essayant de percer la pénombre des yeux. Dehors, ses camarades s’impatientaient. Le sergent grogna. La patrouille devait rentrer à la prévôté.
Le soldat était partagé entre l’envie d’aller de l’avant et celle de faire demi-tour. Désir d’oublier le soir qui venait, le froid, la fatigue et les colères du prévôt.
Une longue lame souillée de sang s’éleva dans l’obscurité, un couteau prêt à frapper...
— J’y vois rien, j’ai dû me tromper. Peut-être un chat qu’a fait son affaire à un rat, fit le soldat en rebroussant chemin. Attendez-moi, les gars ! J’arrive.
La porte claqua et se rouvrit toute seule.
L’homme entendit les pas qui s’éloignaient. Les plaisanteries des gens d’armes et le soldat qui protestait :
— Avec tout ce qu’arrive en ce moment chez nous à Barfleur ! Le prévôt veut qu’on trouve la bête, non ? Alors, ça va ! J’ai cru entendre des pas, j’vous dis !
2
La fillette passait tous les matins par la venelle reliant le port à l’hôtel-Dieu. L’endroit était sombre et, même par grand soleil, puait l’urine, l’ordure et les eaux sales, mais il lui évitait un long détour par les viviers. Ce matin-là, pourtant, elle s’arrêta net, un hurlement coincé au fond de la gorge, fixant, les yeux agrandis d’horreur, une silhouette recroquevillée sur le sol.
Ses jambes se mirent à trembler et elle sentit un liquide chaud dégouliner le long de ses cuisses jusqu’à ses pieds nus. Sa voix lui revint d’un coup. Elle hurla :
— À l’aide ! À l’aide !
Puis, certaine que personne ne viendrait la secourir, elle cria :
— Au feu !
Elle ne cessa que lorsque la ruelle crasseuse fut envahie de gens attroupés de part et d’autre du cadavre.
— C’est un gamin, commenta une femme qui s’était penchée avant de reculer précipitamment.
— Mais non...
— Si, si, un garçon, assura à nouveau la voix d’une robuste lavandière, son panier d’osier empli de linge sous le bras. Une malemort ! On l’a tué, c’est sûr. Comme les autres. C’est le loup !
— Poussez-vous ! grommela un cordonnier qui ne voyait rien d’autre qu’un mur opaque de dos et de nuques.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Les gens d’armes arrivent ! brailla une voix au loin.
Le pas lourd et cadencé de la patrouille se faisait entendre. Cela calma aussitôt les commentaires des badauds qui s’écartèrent devant un homme au visage buriné que tous connaissaient à Barfleur. Un chien aux allures de loup, une bête aussi haute qu’un veau, l’accompagnait.
— C’est le prévôt Eudes ! s’écrièrent des
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