Les guerriers fauves
pas m’avoir parlé de cette visite à Karetot ?
— Cela s’est passé de façon étrange, entre deux vagues de froid où ni vous ni moi n’avons guère eu le temps de faire autre chose que soigner de pauvres gens qui se mouraient. Au hasard d’une conversation sur la chasse avec d’Aubigny, il m’a parlé de la mort du fils aîné de Karetot et du fait qu’il devait lui rendre visite à propos d’un laboureur qui s’était plaint de lui. Je l’ai accompagné.
— Karetot était son vassal ?
— Oui, un vassal qu’il n’aimait guère.
— Je ne sais si Bjorn acceptera jamais de porter ce nom.
— Au moins, il sait qu’il peut le faire et justice lui a été rendue.
— Et ce sire de Karetot, comment était-il vraiment ?
— Un porc... Un homme qui se conduit comme il l’a fait avec ses gens n’est rien d’autre. En fait, il a fallu toute l’autorité de d’Aubigny, ma persuasion et une bourse de bel et bon argent sonnant et trébuchant pour qu’il accepte de signer ce papier.
— Vous l’avez payé !
— C’est, je crois, ce qui l’a décidé. Les toitures du château étaient à refaire, il s’est ruiné tant il a passé de temps en beuveries et coucheries de toutes sortes. Alors un peu d’argent frais n’était pas à dédaigner. Et puis, je lui ai fait valoir qu’il ne reverrait certainement jamais Bjorn. De toute façon, en le quittant, nous avons croisé une femme qu’il nous a présentée comme sa future et elle était déjà grosse...
— Vous avez bien fait de taire tout cela à Bjorn. Qu’il garde l’image d’un père qui, au moins, regrette la mort des siens.
Hugues hocha la tête. Il observa son protégé en silence, remarquant les cernes noirs qui entouraient ses yeux, la mélancolie de son regard, le pli amer de sa bouche.
— Vous ne vous êtes guère confié à moi ces derniers temps, remarqua-t-il avec douceur.
— C’est vrai, approuva le jeune homme. Je ne sais plus ce que je désire vraiment et je n’ai pas la force de caractère de Bjorn. Je ne peux pas dire que je me contente d’être qui je suis. J’ai juste l’impression d’être un arbre sans racines.
— Bjorn a plus de trente ans. Il ne peut réagir comme vous qui n’en avez que dix-neuf.
— Je ne sais pas si l’âge joue tant que cela. Mais vous trouvez toujours les mots qu’il faut, n’est-ce pas ?
— Ne soyez pas dur, protesta Hugues.
— Me direz-vous toute la vérité ? Je ne veux pas que vous m’épargniez, si mon père est...
— Vous saurez tout. Je vous en fais serment. Je n’ai épargné Bjorn que parce que je sens qu’il ne reviendra jamais sur ses pas et que mon silence ne peut lui nuire. Ce qui n’est pas votre cas. J’ai fait de mon mieux avec vous et ne mérite ni votre colère ni votre mépris.
À ces mots, Tancrède eut un sursaut de remords. Il saisit la main de son maître et murmura :
— Pardonnez-moi.
25
— Mais pourquoi vous voulez aller par là ? demanda le garçonnet qui en avait assez de suivre la silhouette encapuchonnée. Vous êtes drôle, tout de même. D’abord vous m’offrez à manger et puis après, plus rien. Plus moyen de vous arracher un mot !
L’autre se retourna :
— Tu m’as bien dit qu’il y avait des jardins de ce côté ?
— Oui.
— Je dois acheter des légumes frais.
— Ah ben, fallait le dire au lieu de filer comme un rat qu’a un chien à ses trousses ! Venez alors, j’connais une femme qui en vend. C’est pas loin d’ici, et pas cher.
Le gamin allait repartir, l’autre le rattrapa par la manche.
— Attends, attends ! Je suis point si pressé que ça. Pardonne-moi, j’étais préoccupé. Veux-tu un autre beignet ? fit l’autre en ouvrant un sac de tissu empli de friandises.
— C’est pas de refus ! dit le gamin en saisissant une boule de pâte recouverte de miel doré. C’est pas tous les jours que j’en mange des comme ça. Mais dites donc, c’est pas votre bateau qu’on entend ?
Le gamin s’était arrêté, dressant l’oreille. Au loin, derrière les maisons, résonnait l’appel lointain d’une corne.
— C’est pas pour vous, des fois ? répéta-t-il. Hé ! Je vous parle !
L’autre, qui était comme perdu dans la contemplation du garçonnet, parut revenir à lui.
— Que dis-tu ?
— Écoutez ! La trompe ! Quand y sonnent comme ça, c’est qu’y vont bientôt partir.
L’autre ne répondit pas, son visage s’était crispé, ses
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