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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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cachot, la faim, la maladie même qui le clouait
dans ce lit depuis quarante mois, rien n’avait fait taire cette voix vengeresse.
À tous ceux qui l’approchaient, son œil métallique jetait le même éclair de
couteau, sa voix exaspérée devenue rauque, jetait la même protestation furieuse.
(Et cependant tout au fond de cet œil froid il y avait quelque chose de trouble
comme un aveu.) Toute l’infirmerie l’appelait « l’Empoisonneur ».
    – Je n’ai plus de papier, dit-il à Ribotte. Demandez-en
au chef, aujourd’hui même. J’ai encore trente pages à écrire.
    Sa main découvrit, sous les draps, une liasse de manuscrits
abondamment raturés.
    – Bien, bien, disait Ribotte. Tout à l’heure. Ne vous
fatiguez pas trop à écrire, hein ?
    Horta m’aperçut dans l’entrebâillement de la porte. Un
orgueil de vieux lion en cage souleva son grand corps lourd.
    – Voilà huit ans que je ne me fatigue pas. Huit ans, dites !
Vous, le nouveau ! Quatre-vingt-seize mois, deux mille neuf cent
quarante-cinq jours…
    Ces mots, ces chiffres perdaient tout sens.
    – Combien faites-vous ? Dix ans ? Moi, c’est
toujours, vous entendez, toujours !… La tombe. Si je finis mon siècle ce
sera la même chose, comprenez-vous ?
    Rarement il parlait tant, lassé de revoir tous les jours les
mêmes visages, de sentir ses cris se perdre dans l’indifférence et – pire que
la mort – son impuissance à remuer l’âme d’autrui. Mais en me regardant son œil
bleu devenait puissant, sa voix résonna, véhémente :
    – Écoutez ! je ne sais pas qui vous êtes. N’importe.
N’oubliez pas ce que vous avez vu, vous qui êtes jeune… J’ai soixante-dix-huit
ans. On me torture depuis huit ans, et je vis, je vis ! Et je leur crie encore tous les jours : Vous avez condamné un innocent !… Je
suis innocent, moi ! Vous avez peut-être tué ou volé, vous ? Moi, je
suis innocent ! innocent ! innocent !
    – Taisez-vous, dit Ribotte. On va vous entendre.
    Il parut s’oublier. Un grand effort l’assit tout à fait dans
son lit. Ce mouvement lui fit faire une grimace, car, depuis trois ans, la
maladie immobilisait ses deux genoux serrés dans des bandages :
    – Me taire, moi ? qu’ils entendent, qu’ils
entendent ! Assassins !
    Le quai silencieux sous les grands peupliers verts, l’eau
miroitante où tremblotait la silhouette des arbres dans des lambeaux de ciel, un
sentier longeant la rive et, dans ce sentier, un enfant qui courait : ce
calme de la vie, brusquement entrevu par la fenêtre, lui fit du bien.
    – J’achève mon mémoire, dit-il. Encore trente pages. Cette
fois je n’ai rien omis (l’œil bleu, de nouveau, étincela d’orgueil). Mon
innocence est archi-prouvée.
    Les manuscrits s’accumulaient sous sa main, parcourus de
lignes serrées, bien lisibles, hachées de renvois et de points d’exclamation
ironiques ou emphatiques. Les preuves de fait, discutées, analysées, réduites à
d’irréfutables syllogismes, les analogies, les inductions exploitées avec art, les
raisonnements captieux et souples où l’esprit surpris trébuche comme dans un
filet, la dialectique la plus savante faisaient là un livre bizarre et fort ;
et cet homme croyait peut-être vraiment à de certaines heures que ce livre – que
personne ne lirait – pourrait détruire, détruirait la chosé qu’il n’avait, sans
doute, pas pu anéantir tout à fait en lui-même : le souvenir.
    Peut-être arrivait-il encore qu’à l’instant même où, terrible
ainsi qu’un vengeur, il se proclamait innocent, une image hantât son cerveau :
ses mains débouchaient calmement un petit flacon polyèdre et versaient quelques
gouttes incolores dans le thé qui fumait à côté d’un cendrier japonais. La
jeune femme entrait, un peu pareille aux oiseaux blancs qui volaient sur son
kimono. Des cheveux dorés sur ses tempes,. Elle demandait distraitement :
    –  How are you, to-day, my dear  ?
    Il la regardait boire à petits coups le thé ambré qui allait
éteindre la lumière de ces yeux. La manche tombant du kimono révélait jusqu’à l’aisselle
un fin bras nu.
    Une mince cloison séparait Horta de l’abbé Nicot, petit
homme amaigri, émasculé depuis longtemps par la chasteté, usé par une petite
existence resserrée dans un presbytère de province, blanc à cinquante ans, la
bouche aplatie en un pli sénile, sur des dents gâtées, le front bas, sillonné
de trois rides profondes, les

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