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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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yeux gris de pluie, toujours un peu effarés, derrière
les verres du lorgnon. Très propre, gardant une sorte de correction dans sa
tenue de condamné, il était chétif et désarmé, atterré, soumis, humble, vaincu
sans comprendre pourquoi.
    Chaque matin, certain de n’être pas observé avant le lever
de l’infirmier, l’abbé Nicot s’agenouillait sur le plancher, joignait ses
petites mains soignées de vieille femme, fermait les yeux et, dans le silence
de la cellule, seul au monde, priait. Ensuite, un soupir profond soulevait sa
poitrine à retrouver le décor accoutumé : le ciel blanc devant les
barreaux de la fenêtre, le paysage des grands peupliers, les livres sur leur
planchette.
    Quand il pensait à sa Bible latine du XVII e siècle, reliée de cuir fauve et portant la signature de « Joseph Tommasi, Kauffmann,
Dordrecht, Anno Domini, 1685 », à ses bréviaires conservés depuis l’adolescence,
qui rappelaient la grande cour du séminaire, à son Histoire de la Sainte Église qu’il lisait depuis dix ans sans l’épuiser, l’abbé Nicot sentait ses yeux se
mouiller. Il possédait une Bible jaunie par d’innombrables touchers inattentifs,
une Imitation de N.-S. Jésus-Christ toute neuve et plus indigente encore
par son cartonnage prétentieux et l’encadrement rouge de ses petites pages, des Oraisons funèbres de Bossuet venues à la prison d’une bibliothèque de
couvent. Et nul ne pouvait savoir quelle fantasmagorie emplissait le soir sa
cellule. Les saints, les justes, les martyrs, les morts bienheureux, les anges,
Jésus nimbé d’argent, Dieu lui-même au sommet des éblouissements, l’Enfer d’où
parvient sans fin le cri des suppliciés, le Diable noir et bestial, au front
cornu, entouraient l’âme puérile de l’abbé Nicot d’un enchantement continu. C’était
ce qui lui donnait l’air absent, comme si les choses pour lui n’eussent existé
qu’à demi.
    – Bonjour, l’abbé ! disait jovialement Ribotte. Le
Diable ne vous a pas visité cette nuit, hein ? vieux frère ?
    L’abbé rougit en répondant, l’air confus et pressé.
    – Bonjour, monsieur Ribotte. Toujours de bonne humeur ?
    Il n’aimait pas cette scabreuse plaisanterie sur le Diable. Tout
le monde riait de sa foi naïve. Il répétait à son voisin Ollivier qui le
visitait parfois en fin d’après-midi : « Ils se moquent du Diable et
le Diable les guette. Pas un ne lui échappe, mon ami, pas un ! Je les
plains. »
    – Comment va Perchot ? demandait-il. A-t-il passé
une bonne nuit ?
    – Perchot, répondait Ribotte, vous ne savez donc pas qu’il
est claqué ?
    L’abbé se mordit les lèvres. Il avait prié cette nuit pour
Perchot, il espérait. Mais il ne dit rien pour n’être pas ridicule.
    L’infirmier parti, l’abbé ôta ses lunettes, les essuya d’un
geste distrait, dans son gros mouchoir bleu de détenu, et les posa sur la Bible
ouverte aux prophéties d’Isaïe. Il ferma doucement la porte vitrée et prêta un
moment l’oreille : des pas s’éloignaient. Alors, tranquillisé, il s’assit
sur le lit de manière à n’être point vu à travers la porte vitrée et joignit
les mains. La blancheur du ciel entrait dans ses yeux myopes. « Pauvre, pauvre
Perchot ! »
    Une apparition sardonique le tira de son recueillement. Madré
surgit devant lui, cocasse, un plumeau à la main. « Faire les poussières »
lui était un prétexte à flâner dans les corridors. Son masque olivâtre de vieux
polichinelle rigolait silencieusement.
    – Salut, sacré père Sainte Nitouche ! Ça va-t-y
toujours bien, la petite santé ? On y pense encore, hein ? aux jolies
petites filles ? Ça reviendra allez ! On les reverra les petons roses,
les tétons roses, les petites fesses toutes jolies…
    Était-il comique, avec sa mine désolée, ce petit vieux curé !
Madré riait de bon cœur.
    Une colère sénile agitait les lèvres de l’abbé. Il fit « ff.
frr. ff… » comme les chats en colère.
    – Vous fâchez pas, dit Madré ! Ça serait un péché.
Je ne voulais que vous dire un petit bonjour.
    Autrefois, dans le jardin de son presbytère, l’abbé aimait
accueillir les enfants. À peine s’il était plus grand que les plus élancées de
ses fillettes ou certains garçonnets aux longues jambes nues. Il prenait
quelquefois dans ses mains, pour la bien contempler un instant, quelque jeune
tête blonde ou brune entourée de boucles soyeuses ; et la caresse de ses
vieilles

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