Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
préface d’Allen : « Vous êtes aussi d’origine irlandaise. Mon livre… »
— Têtu ce Jorge, disait Julia.
— Tu crois qu’il sait ?
Julia me serrait le bras.
— Il n’y a pas eu d’allusion entre eux, j’en suis sûre, mais à la manière dont Jorge a parlé de sa mère – elle haussait les épaules indulgente – il a davantage parlé de Tina que des Kennedy, chaque fois pour répéter que c’est elle qui avait eu l’idée de la préface. Allen a tout accepté.
Julia s’asseyait dans l’herbe, attirait Martin contre elle, l’embrassait.
Je descendais vers la grève. L’histoire de Jorge et d’Allen je la vivais comme mienne. J’étais à la fois rassurée et inquiète des correspondances que j’établissais. L’arrivée de Jorge, que signifiait-elle pour moi qu’on avait abandonnée aussi ? Que révélait-elle de mon avenir ? Je me persuadais que rien ne surgissait par hasard. Chaque acte, tôt ou tard, alors même qu’on l’avait oublié, prenait sa place, et le dessin de la vie ne se fermait qu’au jour de la mort, comme la figure d’un puzzle qui jusqu’à la dernière pièce demeure énigmatique. Des images tremblées et doubles, vécues par d’autres, donnent parfois le sens de ce que l’on vit, de ce qui vient. Encore faut-il voir.
Jorge, Allen, Tina. Ces noms dont j’ignorais, alors que je marchais sur la grève de Renvyle, et que la marée par vagues couvrait peu à peu la plage me forçant à reculer comme on fuit devant les évidences, qu’ils traçaient les lignes de mon avenir.
Jorge, Allen, Tina
je peux, maintenant écrire au-dessous de chacun d’eux, son homologue :
Samuel, Christophe, Nathalia.
J’aurais dû imaginer plus tôt que Jorge et Allen me tendaient leurs vies comme un miroir. Mais pour déchiffrer les événements et les visages, il faudrait s’arrêter de les vivre, les ouvrir comme un fruit et je ne le fais qu’aujourd’hui en écrivant, alors peut-être que d’autres, cette écriture même, ou bien les cris que pousse Samuel devant le mas, sur cette aire où tant de fois j’ai joué, m’échappent.
Je demeure aveugle. Je n’éclaire de ma route que ce que j’ai déjà parcouru.
Je retrouvai Julia.
— Je les ai laissés ensemble, disait-elle. Allen va consacrer plusieurs jours à écrire sa préface, un prétexte pour que Jorge reste ici. J’imaginais le connaître.
Julia rêvait un moment.
Des appels. Nous nous retournions. Allen et Jorge, debout devant la maison.
« … Père et fils, dit Julia à voix basse comme si Allen et Jorge avaient pu l’entendre. Ils se ressemblent, tu ne trouves pas ? »
Nous marchions vers eux, lentement.
Ils parlaient avec animation, Allen riant aux éclats, prenant Jorge par l’épaule. Ils étaient de la même taille, Jorge brun, Allen les cheveux blancs ; leurs mouvements – le corps un peu penché en avant – les bras longs qu’ils croisaient, semblaient calqués l’un sur l’autre, avec un temps de retard chez Jorge comme si, sans qu’il l’eût voulu, il imitait Allen.
J’étais émue. Dans la façon dont Jorge se tenait en retrait, je devinais une attention filiale.
— Il le sait, ai-je dit à Julia.
Je voulais qu’ils se soient reconnus, que la rencontre dont je rêvais pour moi ait lieu. Je partageais ce qu’ils vivaient, si fort, que je ne pouvais plus les regarder. Ils étaient comme ces lueurs que j’avais vues sur la route, vers lesquelles j’allais, fascinée par le danger qu’elles représentaient, la mort qu’elles m’offraient dans leur éclat.
Je craignais et je subissais. J’aurais dû fuir et je désirais. La passion me tendait son piège. Je ne l’avais jamais vécue.
Quand, assise près de Jorge, il me fut impossible de me tourner vers lui de crainte qu’il ne sentît le désir que j’avais qu’il me parle, qu’il me touche, je compris que Claude et Pierre n’avaient été que des amours de découverte. Sans risques, j’étais devenue une femme. Avec Jorge je me mettais en jeu, aveuglément lucide.
Le deuxième soir, dans le couloir du premier étage de la maison, là où était ma chambre et la sienne, Jorge m’a prise par les poignets.
Nous avions durant la journée marché au milieu des prés, flatté les chevaux qui levaient la tête, et nos mains se frôlaient sur leur pelage roux, leur peau qui frissonnait.
Au cours du déjeuner Allen avait longuement expliqué ce qu’il écrivait dans sa
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