Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
préface :
« … Si la société américaine ne peut éclaircir les circonstances du meurtre de son président, disait-il, peu à peu par zones elle deviendra entièrement opaque, je crois qu’un mensonge accepté corrompt un système tout entier, il faut toujours porter le fer dans la plaie… »
Je n’avais pas supporté cette leçon de morale. J’avais dit :
— Dans la vie privée, est-ce qu’il faut accepter le mensonge ?
Tous me regardaient. Je me levais.
— Le silence est déjà un mensonge.
J’étais au bord des larmes, me reprochant d’avoir été agressive, m’éloignant de la maison avec le sentiment d’être exclue, moi seule sans lien avec eux, autres que ceux de l’amitié.
La passion est peut-être aussi née de cela, du besoin de m’accrocher à eux, à Allen par Jorge, à Julia par Allen.
Qu’ils ne m’oublient pas, qu’ils ne me laissent pas sur le bord d’une route.
Écrivant ces lignes, je comprends brusquement qu’une des raisons de mon départ du Mas Cordelier, sans doute la plus forte et la moins noble, le mobile masqué que l’écriture enfin dévoile, était la solitude de Sarah. Je ne pouvais pas supporter qu’elle ait été trahie par Serge, qu’après la mort de Mietek et de Serge elle demeurât seule. J’avais fui Sarah comme on s’éloigne d’une malade contagieuse.
Quand Jorge s’est collé contre moi, dans le couloir de la maison d’Allen à Renvyle, j’ai cru que quelqu’un m’accueillait, qui serait ma famille et venait d’elle.
Commencèrent des nuits silencieuses où seuls dialoguaient nos corps.
Dans la journée, nous évitions de nous regarder, de nous parler. Martin courait autour de nous, Julia entrait des feuillets à la main.
— Jorge, Nathalia, que dites-vous de ce passage ?
Allen ouvrait la porte de son bureau, lançait :
— On ne me consulte pas ?
Il descendait, nous buvions du thé, j’allumais le feu.
— J’ai presque terminé, disait Allen à Jorge. Peut-être ce soir.
Je me tassais. Il allait repartir.
— Pourquoi ne feriez-vous pas de Renvyle votre résidence en Irlande ? reprenait Allen. Vous pourriez écrire votre livre ici.
Je n’écoutais pas la réponse de Jorge. Les pulsations graves et rapides de mon cœur emplissaient mes oreilles, ma gorge. Ne pas le perdre.
Je suis incapable de me souvenir du son de sa voix. Je ne la reconnaîtrais pas mais je saurais dans une foule aller vers son corps.
Nous avons toujours gardé les rideaux tirés, les lumières éteintes. Nous nous sommes tus de peur d’être vus ou entendus par Julia et Allen et parce que l’obscurité et le silence me permettaient d’imaginer au lieu de vivre. Je prenais le visage de Jorge entre mes mains, je l’attirais contre le mien. L’obscurité me rendait audacieuse. J’osais exprimer mon désir. Ne pas voir Jorge m’effrayait. Mais la passion, je crois, a besoin d’inquiétude. Je n’entendais que sa respiration courte, puis son cri étouffé avant que son corps n’écrase le mien durant quelques secondes d’abandon.
Il ne passait jamais la nuit entière dans ma chambre. Il se levait, tâtonnait, sa silhouette dessinée par l’étroite frange de lumière au moment où il ouvrait la porte.
Puis rien.
Chambre-tombeau où tournaient mes angoisses.
Je ne trouvais pas le sommeil. Je rêvais les yeux ouverts sur le noir. Je luttais pour ne pas m’endormir, sûre qu’il allait profiter de la nuit pour partir. Finalement, je succombais, me réveillais en sursaut, tirais les rideaux pour voir si sa voiture était encore garée devant la maison. J’avais alors quelques heures de répit.
Je ne travaillais plus pour Julia. Je me contentais de surveiller Martin, je marchais avec lui le long de la route, guettant le moment où Jorge sortirait de la maison.
Il portait le plus souvent un pull-over blanc très large, gardait les mains dans les poches, avançait légèrement penché en avant – pareil en cela à Allen – comme s’il avait craint d’affirmer sa haute taille.
Je n’osai pas m’approcher de la maison. Je jouais avec Martin, ne levant jamais la tête pour regarder Jorge. Pourtant, je le voyais.
Qu’éprouvait-il pour moi ?
Je ne me suis posé la question que beaucoup plus tard, quand j’ai eu quitté Renvyle, à cause de lui. Je ne pouvais plus après son départ vivre là où je l’avais connu.
Un matin, sa voiture avait disparu. J’étais descendue, me heurtant à Allen qui me retenait,
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