Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
m’emprisonnait dans ses bras.
— Il est parti, Nathalia, je sais.
Je le repoussais mais il me serrait, m’expliquait. Ce que j’avais cru secret, Allen et Julia le connaissaient.
— Je lui ai conseillé de partir, continuait Allen, c’est moi.
Je criais, je l’insultais, qu’avait-il à se mêler de ma vie, jalousie encore. Je l’accusais.
— J’ai prévu ta colère, disait-il. Je savais que tu quitterais Renvyle, toi aussi, mais Jorge, rien de possible avec toi, rien.
J’ai haï Allen de son assurance. De quel droit décidait-il de ce qui est possible ou ne l’est pas ? Il me rejetait pour briser cette passion qu’il n’avait pas osé vivre avec Tina. Je lui lançais au visage qu’il était lâche, qu’il avait laissé Tina partir, un autre élever son fils. Lâche qui ne trouvait qu’un confortable courage, à la fin de sa vie, avec Julia.
— Trop commode de donner des leçons.
Il avait erré, fui, il avait fait de ses livres, de son travail un barrage contre la vie.
— Lâche.
Je pleurais. Julia essayait de me raisonner, de m’entraîner dans le pré, là où le soleil et le vent rendent aux sentiments leur véritable importance.
Mais je voulais vivre mon désespoir.
Je quittais Julia, je m’éloignais de la mer, je m’enfonçais dans la campagne, je me persuadais que j’avais été trahie par tous, qu’une malédiction pesait sur moi, l’abandonnée, que Jorge, attiré seulement par la distraction que je lui offrais chaque nuit, ne m’avait jamais aimée. J’essayais de me souvenir de ce qu’il m’avait dit. Rien. Le silence. Je découvrais que la passion n’a pas besoin de l’autre. Elle l’imagine.
Julia me rejoignait sur la route :
« … Nathalia, voyons », commençait-elle.
Je m’obstinais. Me priver de la douleur c’était cesser d’être, renoncer à moi. J’avais besoin – j’étais jeune, à peine un peu plus de vingt ans – de sentiments extrêmes.
— Je pars ce soir, ou demain, ai-je dit. Je rentre en France.
Je ne voulais plus parler à Allen. J’entassais mes bagages dans le coffre de la voiture, Julia m’accompagnait.
— Il est très affecté, disait-elle.
Allen était devant la porte de la maison, les bras croisés. Il ressemblait tant à Jorge que je me mis à sangloter. On m’abandonnait toujours.
Allen s’avançait, me tendait une lettre.
— Tu la liras plus tard, à Paris ; si tu veux, tu me répondras. Je faisais non. Je prenais la lettre. Je partais une nouvelle fois.
Il me semble que je n’ai jamais cessé de partir.
Depuis quelques semaines seulement, je sais que je ne bougerai plus. Je suis chez moi au Mas Cordelier. J’ai choisi d’avoir un enfant pour me contraindre à l’immobilité, me guérir de la répétition, car je rejouais la scène primitive, ces cris que je devais avoir poussés, seule sur le bord d’une route, mes parents disparus.
À Paris, j’ai lu la lettre d’Allen.
J’ai à nouveau pleuré et de l’aéroport je lui ai télégraphié : « Je vous aime. Merci à vous deux. J’embrasse Martin. »
La déchirure était plus forte, le désespoir plus grand d’aimer ceux qu’on quittait.
Je retrouve la lettre d’Allen. Elle est adressée à quelqu’un que j’ai connu il y a une dizaine d’années, une femme de vingt ans qui m’émeut. Elle souffrait de si peu :
J’aime ta colère Nathalia, m’écrivait Allen. J’aime ton désespoir. Si la jeunesse n’est pas excessive, si elle n’a pas le goût de l’absolu – et l’amour est un absolu – il ne reste plus de braises quand ont passé les années.
Si j’ai demandé à Jorge de quitter Renvyle ce n’est donc pas parce que je condamnais ta passion pour lui, si évidente qu’un aveugle en eût été ébloui. Tu rayonnais de silence. Ta discrétion appliquée ne m’a jamais trompé. Nous en avons été émus avec Julia. Ma joie aurait été complète si j’avais cru un seul instant que Jorge eût partagé, ne fût-ce que partiellement, tes sentiments.
Tu sais qu’il est mon fils. Tu sais que je l’aime même si comme tu me l’as dit, crûment mais justement, j’ai choisi la voie lâche de ce que tu appelles mon confort et qui fut aussi un abandon.
Je comprends que tu sois impitoyable. La jeunesse doit être impitoyable avec les lâchetés de ceux qui s’appellent adultes et donnent des leçons.
Je n’ai jamais voulu être un donneur de leçons, Nathalia. J’ai trop douté à chaque instant de
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