Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
disait-il.
Il remettait ses lunettes, s’écartait de moi et les mains croisées sous la nuque recommençait à parler du capitalisme et de l’aliénation.
Parades. Alibis.
Je prenais l’initiative, je lui enlevais ses lunettes d’un mouvement brusque, je les glissais sous le lit.
« … Tais-toi. »
Je lui mettais la main sur la bouche, j’appuyais sur ses épaules. Je tenais sous moi, je dominais les années à venir, l’âge adulte. Je me grisais de ce pouvoir et si je réussissais à donner à Pierre du plaisir – j’osais cela – il me semblait vraiment que j’étais initiée, avant les autres, et j’étais fière de ce privilège.
Pierre m’aida ainsi – par sa maladresse et ses angoisses mêmes – à découvrir mon corps. Entre Claude et moi, la passion rageuse et joyeuse de l’acte avait empêché la connaissance. J’étais – nous étions – emportés. Pierre, faute d’élan ? – je m’interroge aujourd’hui avec tendresse et presque nostalgie, je l’aimais bien Pierre, – Pierre prenait son temps, me donnait du temps. Je connus ces houles qu’on sent venir de loin, qui recouvrent et la respiration manque. Je saisissais son poignet pour qu’il cesse de me caresser. J’émergeais avec le désir d’être noyée à nouveau. J’abandonnais son bras, je me serrais contre lui. Il avait le corps doux. Il était généreux. Il n’avait pas l’avidité conquérante de Claude.
Nous aimions-nous ? Ni lui ni moi n’avons au cours des quelques semaines qu’a duré notre relation conjugué ce verbe. Quand en sueur – l’automne 1962 fut très chaud, sec et limpide comme un été – je me levais, qu’il cherchait ses lunettes avant de reprendre son discours, je l’embrassais distraitement, puis je m’enfermais dans la salle de bains, ne percevant à travers le ruissellement de la douche que quelques-unes des phrases qu’il criait. Peut-être disait-il son amour ? Mais quand je le retrouvais il était habillé déjà, pensif, des journaux, des livres ouverts autour de lui. Il m’observait un instant. Je ne voulais pas qu’il parle, qu’il me retienne.
Une chanson ces années-là, un poème mis en musique et dont l’air me revient chargé non de regret mais d’émotion, dit mieux que je ne l’écrirai ce qu’il y eut entre nous :
Il n’aurait fallu qu’un moment de plus pour que l’amour vienne.
Ce moment il n’osa pas le prendre. Pierre Monod croyait à la responsabilité. Il s’imaginait vieux, il me voyait très jeune.
Ce moment je ne voulais pas le donner. J’attendais peut-être qu’il me l’arrache, qu’il l’impose. Je l’ignore encore. Mais Pierre respectait la liberté, ma liberté. Ce n’est pas l’amour qui naît d’elle mais l’estime et l’amitié.
Je me suis interrompue. J’y suis contrainte souvent. Ce que j’évoque éveille en moi une rêverie proche de la passivité. Écrire c’est mettre de l’ordre, agir et j’aimerais quand un souvenir s’avance mot à mot, fermer les yeux, pour mieux le voir, m’y lover comme dans un cocon.
Quand je rentrais de chez Pierre, j’avais un désir semblable à celui-là. Je voulais rester seule avec la mémoire de mon plaisir.
Je m’allongeais dans le hamac que nous accrochions aux troncs de deux oliviers. Je laissais s’amortir le balancement, j’attendais le recueillement qu’est l’immobilité. Il faisait encore chaud. Les cigales avec la nuit s’interrompaient et un silence précaire tentait de s’établir. J’aimais cet intervalle avant que viennent les coassements, les crécelles des grillons, ou bien l’appel de Sarah : « Tu es là, et tu ne me disais rien ? »
J’étais mal à l’aise avec elle. Je ne pouvais plus ignorer qu’elle me perçait à jour. Je bougonnais. Elle parlait de mon départ : « Tu devrais… » Nous nous heurtions. J’étais injuste. Je lui reprochais de ne pas oser lui parler de Pierre, de rétablir entre nous des silences qui sont toujours mensongers. J’échafaudais des explications : elle était jalouse, elle m’en voulait d’être la maîtresse d’un homme plus âgé que moi. Car elle savait, bien sûr, comme elle avait su pour Claude. Elle était conformiste et désirait m’éloigner, pour me préserver.
Je retrouve sans plaisir mes pensées poisseuses. Et pour cela aussi je me suis interrompue.
J’ai fait dîner Samuel. Le voir mâcher, engloutir, me ravit. Je dois résister à la tentation de le
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