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Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I

Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I

Titel: Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Max Gallo
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Evguenia, il faut qu’il fasse chaud. » Elle saisissait les mains d’Anna, les portait à ses lèvres : « Tu vas jouer ? » demandait-elle. Anna se dégageait, s’asseyait devant le piano, faisait quelques gammes rapides, commençait et quelquefois le miracle s’accomplissait, elle oubliait l’hiver, les cris dans la rue devant l’Amirauté, les formes noires dispersées dans la neige comme le sont parfois les oiseaux morts après la chasse quand la plaine s’étend blanche et qu’ils demeurent, de place en place, leurs ailes dépliées. Anna les avait vus, ces cortèges qu’un feu de salve faisait éclater. Elle s’était enfuie avec le groupe des étudiants du conservatoire, elle avait crié plus loin sur l’autre rive de la Neva, dans les quartiers ouvriers, proches de l’usine Ogirov, « À mort l’autocratie, vive la liberté ! » et elle avait dû se réfugier dans les ruelles encombrées de madriers, là où la neige s’amoncelait en un dédale de mamelons. Les cosaques du régiment Preobrajensky ne s’aventuraient pas dans ce lacis propice aux embuscades. Leurs escouades fortes d’une dizaine de cavaliers patrouillaient dans les rues larges, évitaient aussi les abords des usines, ces forteresses dont ils ignoraient les secrets et d’où pouvaient jaillir tout à coup des volées de métal sans qu’aucun des lanceurs juchés sur les toits, dans les poutrelles, ne s’expose, visant lentement avec leurs frondes. Anna, quand elle rentrait – et la marche était longue, elle traversait les ponts, évitait les patrouilles – avait la tête pleine du galop des chevaux, du claquement d’une détonation, elle était transie et exaltée, révoltée par la misère qu’elle avait vue, ces corps que les cortèges laissaient sur la neige, loin Mozart, trop froid l’hiver, trop forte la vague de ce siècle pour qu’Anna put, comme l’élève douée qu’elle avait été quelques mois auparavant, répéter chaque matin, ce mouvement du concerto qui lui échappait. Si, quelques minutes, elle se laissait prendre, le chuchotement de Macha ou le pas de son père suffisait à rompre le charme. Elle se tournait vivement, s’appuyait au clavier, interrogeait Macha et dans les yeux vifs de la domestique elle devinait l’événement, l’abdication du Tsar ou le retour quelques jours plus tard de Kostia Loubanski qui arrivait d’Odessa où il s’était réfugié depuis le début de la guerre. Il secouait la neige de son manteau dans l’entrée, il frappait dans ses mains et criait quand il apercevait Anna : « Une femme, ma petite Anna est devenue une femme. » Elle embrassait Kostia, touchait la barbe qui couvrait son visage, s’écartait quand Evguenia Spasskaia s’approchait de son frère, murmurait « la police est venue »… Mais Kostia Loubanski étreignait sa sœur.
    — Il n’y a plus de police, fini l’Okhrana, le pouvoir est aux Soviets.
    Il riait en apercevant Boris Spasskaief qui descendait lentement l’escalier. Macha radieuse se tenait près de Kostia.
    — Monsieur Kostia, disait-elle, il ne reviendra pas, l’autre ?
    Kostia la prenait aux épaules, l’embrassait sur les deux joues.
    — Macha, d’abord ne m’appelle plus jamais Monsieur, citoyen, camarade, et écoute ceci : le Tsar, l’Autre comme tu dis, jamais plus, Macha.
    Il l’embrassait à nouveau :
    — Fini tout ça, la Russie – il serrait le poing – ce sera le pays de l’égalité, ce que les Français n’ont pas réussi ; nous, nous irons jusqu’au bout.
    Boris Spasskaief et Kostia se donnaient l’accolade.
    — Que pense le modéré ? disait Kostia avec ironie.
    — Qui travaillera, murmurait Boris. Pour l’instant dans les usines, ce qu’ils font : ils parlent. Les feux des forges sont éteints, le métal s’est solidifié dans les creusets. Tu sais ce que cela veut dire – Boris élevait la voix, marchait dans l’entrée, rejetait le manteau qu’il gardait sur les épaules – il faudra briser ce métal à coups de masse. Et si vous laissez geler la Russie, eh bien vous serez obligés de la réveiller comme cela, en frappant de toutes vos forces sur le peuple.
    Kostia serrait sa nièce contre lui.
    — Boris, disait-il, ta fille, notre petite Anna, demande-lui ce qu’elle pense, c’est elle la Russie, pas toi et à peine moi. Pourquoi veux-tu que le peuple écrase le peuple ? La Russie, elle, n’est pas gelée, elle bout.
    Anna, malgré les supplications de sa mère,

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