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Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I

Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I

Titel: Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Max Gallo
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l’hostilité silencieuse de son père, partait avec Kostia Loubanski. Evguenia Spasskaia tentait de retenir sa fille.
    — Tu n’as pas joué ce matin, disait-elle, ou si peu. Anna l’embrassait.
    — En ce moment, Maman…
    Anna redoublait de tendresse parce qu’elle devinait chez sa mère l’incompréhension et la déception. Comment lui dire que la vie était devenue une musique si forte, si vibrante qu’elle contenait toutes les notes ? Elle chuchotait :
    — Maman, ton Mozart, même Mozart serait dans la rue en ce moment.
    Evguenia faisait la moue. Anna la sentait prête à pleurer. Elle la serrait contre elle.
    — L’art, disait Evguenia, l’art, tout le reste passe et tu es une artiste.
    — Demain, répondait Anna, demain je te promets.
    Elle traversait le jardin en courant, elle rejoignait Kostia. Elle parcourait la ville avec les cortèges, elle tenait la hampe des drapeaux rouges et des banderoles sur lesquelles on lisait : «  Vive les Soviets, le Pouvoir aux Soviets. » Elle entrait dans les usines en grève, s’asseyait sur les machines, grisée par cette langue rude et neuve, « camarades », qu’elle apprenait peu à peu, les mots devenant des visages, celui d’un vieil ouvrier qui répétait : « Le travail, jusqu’à maintenant on nous l’a volé, maintenant il faut qu’il nous appartienne, du pain seulement à ceux qui travaillent. » Il avait des poches grises sous les yeux, des cheveux blancs touffus, un corps râblé, une lourdeur dans la démarche qui faisait de lui comme un morceau de matière, un rocher massif, et Anna, quand elle l’avait écouté, avait eu le désir de retrouver son clavier, de faire naître des notes graves, un tempo lent qui auraient exprimé cet homme-là et sa résolution. Il lui semblait que la musique – sauf peut-être ces opéras où s’avançait au-devant de la scène, alors que résonnaient les cloches, la foule des chœurs, ces voix basses de l’homme – la musique était trop légère, futile comme une salle de bal ou de concert. Ou alors, il fallait jouer ailleurs, là au milieu des machines.
    Mais l’hiver durait. On disait que les troupes du général Kornilov allaient marcher sur Saint-Pétersbourg, rétablir le Tsar. Kostia Loubanski avait de nouveau disparu, se cachant dans les faubourgs de la ville à moins que, comme son « maître Lénine », il ne se fût enfui à l’étranger. Quand Anna entendait son père parler ainsi, qu’elle l’écoutait répéter : « ils nous laissent un champ de décombres et ils s’en vont », elle rougissait de colère.
    — Le conservatoire va peut-être rouvrir, dit Evguenia, si le calme revient, et si la guerre…
    — Je n’irai plus au conservatoire, répondit Anna sèchement.
    Boris et Evguenia regardèrent leur fille.
    — Ils ont aussi brisé cela, murmura Boris.
    — Je partagerai ce que je sais, dit Anna. Je deviendrai professeur de musique, c’est tout.
    Elle se leva, marcha lentement vers l’escalier, sûre que son père ou sa mère allait la rappeler mais ils se turent et elle monta dans sa chambre, s’allongeant sur le lit, couchée à plat ventre, un oreiller placé sous son menton, regardant le jardin où les feuilles recroquevillées formaient un tapis noirâtre que Wladimir ne ratisserait plus. Il était mort d’une baille perdue, tirée on ne savait par qui, sur l’un des cortèges de juillet. Il n’était qu’un badaud que la mort surprend. On avait trouvé sur lui l’adresse des Spasskaief et on l’avait couché sur une charrette. Macha et Evguenia Spasskaia avaient pleuré l’une contre l’autre : « Madame, Madame, répétait Macha, comme c’est injuste. » Boris Spasskaief avait grommelé que c’était là la nouvelle Russie. Anna avait été trop indignée pour se laisser aller à la tristesse. Mais seule maintenant, plusieurs mois plus tard, ces feuilles noires collées à la terre des allées, elle revoyait Wladimir, si présent dans son enfance. Il la conduisait en voiture au conservatoire ; il était là, c’était l’un des premiers souvenirs d’Anna, quand, sans doute en 1905, elle avait été avec sa mère prise dans un cortège, et des soldats avaient entouré la voiture, jour de peur enfantine qui revenait souvent. Mort injuste, celle de Wladimir. Il l’avait subie, comme sa vie. Sans savoir, sans choisir.
    Anna enfouit son visage dans l’oreiller. Elle ne se laisserait pas prendre. Elle saurait, comme Kostia, les yeux

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