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Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I

Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I

Titel: Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Max Gallo
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le premier prix.
    — Saint-Pétersbourg, maman, seulement Saint-Pétersbourg, et je joue, je ne compose rien.
    Evguenia d’un geste signifiait qu’elle ne voulait pas entendre. Elle disait :
    — Tu es une artiste, Anna, une grande artiste.
    Elle posait sur les épaules de sa fille un châle noir brodé.
    — Et tu es belle. Attends. – Elle s’interrompait, se dirigeait vers la bibliothèque du salon. – Tu te souviens, le premier bal, quand le prince André…
    Elle revenait avec Guerre et Paix, cherchait une page, lisait lentement, sa fille assise près d’elle. Elles oubliaient l’heure et tout à coup Macha faisait claquer une porte :
    — Monsieur vous attend, disait Macha, tous les invités sont là-bas, déjà. Il est revenu vous chercher, il s’inquiétait.
    Elles descendaient toutes les deux. Boris Spasskaief irrité d’abord, puis les voyant telles deux gamines. Evguenia toujours mince et Anna déjà aussi grande que sa mère, il souriait.
    — J’ai laissé les invités avec Kostia, disait-il. Il va les endoctriner, leur expliquer je ne sais quoi, ce ne sera plus ta soirée – il prenait Anna par le bras, l’aidait à monter dans la voiture – mais une réunion socialiste. Peut-être – il se tournait vers sa femme – ton frère nous fera-t-il arrêter, Anna n’oublierait pas ainsi, nous fêterions son prix à la forteresse Pierre et Paul, dans les cachots humides, ou en Sibérie.
    — On n’envoie plus personne en Sibérie depuis qu’il y a une assemblée, disait Evguenia.
    Anna se souvenait de chacun des instants de cette nuit-là, la première d’août 1914. Trois ans seulement passés et le monde avait crevé comme il arrive souvent l’hiver quand l’eau devient bloc et une nuit, dans un claquement sec qui résonne, la glace s’est soudée sur la Neva ou bien une conduite a éclaté ouvrant la chaussée. Travail du froid, tensions souterraines brusquement mises à jour. Depuis trois ans, depuis cette soirée, pour Anna durait l’hiver.
    Quand ils avaient quitté le Club Français, les derniers invités criant encore « bravo Anna, à bientôt », la nuit d’août bruissait et l’eau du fleuve était la seule part d’ombre dans la couleur laiteuse et boréale. Boris Spasskaief avait demandé à Wladimir de longer les quais, afin de découvrir les colonnades des Palais dans la lumière blanche.
    Anna se souvenait, elle était assise entre son père et sa mère. Elle sentait peser leurs bras liés sur ses épaules et son cou, et souvent elle était prise d’un frisson qui la faisait rire nerveusement, renversant la tête, frottant sa nuque pour sentir sous l’étoffe les muscles de son père, le poignet potelé de sa mère. De son siège, le cocher interpellait Anna :
    — Mademoiselle sait, elle connaît le dicton : quand une jeune fille regarde souvent la Neva, les yeux de son fiancé elle y voit.
    — Tais-toi Wladimir, elle ne regarde pas, elle restera avec moi.
    Boris Spasskaief soulevant les cheveux de sa fille l’embrassait sur la tempe et Anna avait un mouvement de recul, se penchait sur les genoux de sa mère, qui la caressait.
    — Tu vas dormir, ma chérie, disait Evguenia, tu es une toute petite fille, tu vas dormir.
    Anna, dans sa chambre, plus tard, les fenêtres ouvertes, avait déployé sur son lit sa robe longue, et sur la pointe des pieds, les bras levés telle une ballerine, elle avait esquissé quelques entrechats, faisant le tour du lit, puis elle s’était couchée près de la robe, la tête sur l’une des manches, apaisée comme si elle avait dormi dans le creux d’un bras. La fraîcheur de l’aube l’avait réveillée, le jour était à peine plus délavé. Wladimir dans le jardin ratissait l’allée, Anna avait parcouru la maison silencieuse, éclairée en chacun de ses recoins par cette clarté diffuse, teinte froide et bleutée. Dans le salon, elle avait du pied retourné les journaux tombés sur le tapis, lu les gros titres : «  La mobilisation générale est décrétée. L’Empereur a passé ce matin en revue les régiments de la Garde…» Elle se rappelait Kostia qui pérorait au Club Français : « La Cour veut la guerre, disait-il, tous les gouvernements la désirent, mais ce n’est pas la guerre des peuples, et s’il y a la guerre, eh bien, nous la ferons ici et ceux qui espèrent empêcher la révolution auront un dur réveil. » Anna avait pris le bras de Kostia.
    — Ce soir, laisse la guerre, avait-t-elle

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