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Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I

Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I

Titel: Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Max Gallo
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misère, la guerre, « on ne peut plus leur commander », expliquait le contremaître Borissov. « Ils sont plus pareils, ça leur fait plus rien, croyez-moi, Monsieur l’Ingénieur, en quarante ans d’atelier, j’ai vu ça une fois, en 1905, vous vous souvenez, mais c’était rien, une petite fièvre comparée à aujourd’hui. » Boris Spasskaief laissait parler Borissov, ne répondait pas, allait s’accouder à la rambarde au-dessus des ateliers, observait les groupes agglutinés autour des machines, un ouvrier, qui ? – il ne les connaissait pas tous et pourtant il eût fallu le repérer, l’isoler, le faire renvoyer ou arrêter – sautait sur le bâti d’un tour, haussait le ton, la main scandant les phrases. Kim Kalouguine, qui avait pris la place d’ingénieur en second, s’approchait de Spasskaief : « Une société se décompose, disait-il, nous n’y pouvons rien, ni vous ni moi, vous êtes hostile, Spasskaief ; moi je les comprends mais cela ne change rien, la vague nous emporte et les entraîne eux aussi comme en 1905, mais plus profonde, plus dure. Cette fois-ci, Spasskaief, le Tsar sera balayé, j’en suis sûr. »
    — La Russie est en guerre, répondait Spasskaief, Tsar ou pas. Il faut des armes aux soldats. Et nous en fabriquons ici. Je ne sais que cela.
    Il refusait de regarder Kalouguine, il rentrait dans le bureau vitré, mettait en route le pont roulant, ressortait et se heurtait à Kalouguine.
    — Croyez-vous que ce soit leur guerre, Spasskaief, croyez-vous qu’ils l’aient décidée ?
    Spasskaief descendait l’escalier de fer, se dirigeait vers l’un des fours, suivi par Kalouguine.
    — Et si cette guerre avait été voulue contre eux, reprenait Kalouguine, un moyen de les aveugler, ou de les faire massacrer par d’autres, les Allemands ou les Autrichiens, y avez-vous réfléchi, Spasskaief ?
    Boris Spasskaief enlevait sa veste, saisissait un ringard, commençait à attiser le foyer, les ouvriers se rassemblant peu à peu autour de lui, l’observant les bras croisés. L’un d’eux s’approchait, regardait longuement Spasskaief.
    — Vous croyez faire tourner l’usine tout seul, Monsieur l’Ingénieur ?
    Spasskaief redressait la tête, essuyait du revers de la main la sueur qui coulait sur son visage.
    — Je suis ici pour travailler, disait-il.
    L’ouvrier se frappait la poitrine avec son poing fermé.
    — Moi, j’ai rien contre vous.
    Il se tournait vers les autres, les désignait d’un geste large.
    — Eux non plus. Vous connaissez votre métier. Vous en savez bien plus que nous tous. Vous avez étudié, Monsieur l’Ingénieur. Nous pas. J’ai rien contre vous. Au contraire.
    Il s’interrompit. Boris Spasskaief le dévisagea. Il était très jeune, peut-être vingt-cinq ans. S’il avait été paysan, il aurait en ce moment été sur le front, en Galicie et il fuirait comme les autres, jetant son fusil devant les uhlans prussiens et autrichiens.
    L’ouvrier affronta le regard de Spasskaief.
    — Mon nom est Machkine, dit-il. Je suis le fils du vieux, celui qui est mort. Les dernières années, il a un peu mieux vécu grâce à vous. Mais ça, ça ne compte pas. Ce qui compte camarades – il s’adressait aux ouvriers, ignorant maintenant Spasskaief – c’est que les fusils, les mitrailleuses qu’on fabrique, ils serviront à nous tirer dessus ou à exterminer d’autres prolétaires.
    Il fermait le poing, le brandissait, passait devant chaque ouvrier, le fixait un instant, revenait au centre du cercle, près de Boris Spasskaief.
    — Il y a douze ans, camarades, souvenez-vous du dimanche rouge, quand ils vous ont tiré dessus comme si on était des bêtes sauvages, alors…
    Il se tourna brusquement vers Spasskaief.
    — Vous êtes avec nous ou contre nous ?
    Avant que Spasskaief pût répondre, Machkine, d’un coup sec lui avait arraché le ringard des mains, le jetait loin devant les ouvriers. Ils avancèrent d’un pas, écrasant sous leurs bottes la tige d’acier.
    L’hiver 1917, celui des cortèges et du froid. Evguenia veillait à ce que le feu dans la cheminée du salon, près du piano, ne s’éteigne jamais. Elle descendait tôt le matin et Anna la surprenait souvent, accroupie, ses cheveux encore défaits, son manteau au col de fourrure jeté sur les épaules, qui repoussait les cendres, plaçait les bûches dans le foyer. Anna la prenait par le bras, « maman il y a le temps ». « Si tu veux jouer, disait

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