Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
dit.
Les autres avaient ri, s’éloignant.
— La guerre ne nous laisse pas, avait répondu Kostia.
— Pas ce soir, mon oncle, je t’en prie.
Il avait dansé avec elle, une fois, puis il lui avait chuchoté : « Je m’en vais aux nouvelles, c’est ta première sortie, mais peut-être est-ce la dernière nuit de la paix. » Anna avait essayé de le retenir, appelant sa mère, mais Evguenia avait vite renoncé : « Qu’il parte, disait-elle, comme cela il ne dira plus de bêtises. »
Anna dans le salon s’agenouillait, commençait à lire le communiqué impérial, la déclaration du ministre des Affaires étrangères, des députés de la Douma : « Toute la Russie se dressera contre l’ennemi au-dessus de ses divisions…» Elle entendit la porte de la chambre de ses parents qui battait au premier étage. Elle courut vers le piano, souleva avec les paumes le couvercle, fit glisser ses doigts au-dessus des touches sans les effleurer, déliant ses muscles, fermant les yeux, prise déjà par le mouvement qui l’emporterait, vibration du corps comme si elle n’était pas à l’origine de la musique mais simplement traversée par elle. Elle commença de jouer le Concerto de Mozart, libre, sans souci de perfection, pour la joie d’être, pour ce matin du 2 août 1914, pour son père et sa mère qu’elle imaginait descendant lentement l’escalier, pour tous ceux qu’elle aimait, pour que s’immobilise le temps et que demeure cet été-là, si clair.
Mais depuis durait l’hiver. La guerre était venue. Les foules, dans les rues de Saint-Pétersbourg, applaudissaient les régiments. À l’usine Ogirov on augmentait la durée du travail. Boris Spasskaief avait été nommé directeur et l’on disait de Ludwig Menninger, rentré en Allemagne quelques jours avant la déclaration de guerre, qu’il n’avait été qu’un espion prussien. Des mesures avaient été prises pour mettre sous séquestre la part allemande du capital de l’usine Ogirov.
L’hiver : Kostia Loubanski avait disparu. La police – trois hommes trop déférents qu’Anna avait fait attendre au salon – avaient interrogé Evguenia Spasskaia. Anna écoutait assise sur les dernières marches de l’escalier, dissimulée.
— Votre frère, Madame, disait l’un des policiers, vous le savez, n’est-ce pas ? est un révolutionnaire. Il a quitté son domicile peu après la déclaration de guerre.
Long silence qui inquiétait Anna. Elle se penchait, elle essayait de voir, n’apercevait que le bas de la robe grenat de sa mère qui devait se trouver assise sur le sofa, les policiers en face d’elle, le dos à la cheminée.
— Kostia… répondait Evguenia, nous n’avons jamais partagé ses opinions. Mon frère nous a toujours…
Anna avait honte, tout à coup. Elle se levait, descendait très droite l’escalier, traversait l’entrée puis le salon, passant entre sa mère et les policiers sans les regarder, s’asseyant devant le piano, commençant à jouer, faisant claquer ses doigts sur les touches, séparant les notes et tout à coup emportée par le mouvement du concerto, celui du 1 er Août, imaginant Kostia Loubanski ; l’oncle poursuivi, cheveux au vent, des soldats derrière lui, et elle jouait pour l’avertir, qu’il parte encore plus loin puisqu’on le trahissait ici, qu’elle était la seule à le défendre. Sans se retourner Anna sut que sa mère venait de fermer les portes du salon, mais elle continua de jouer, plus vive, émue aux larmes, comme si pour la première fois en abandonnant Kostia, sa mère la rejetait. Le soir, alors qu’Anna sentait le regard de son père sur elle, que Macha servait, Evguenia commença de raconter.
— Ils sont venus pour Kostia, expliquait-elle, ils ne savent pas s’il est toujours ici ou à Moscou, ou bien s’il est à l’étranger, en Suisse peut-être. Les révolutionnaires sont là-bas, disent-ils, à l’abri.
— Ils ne sont pas à l’abri, dit Anna. Ils sont pourchassés. Elle quitta la table, s’enferma dans sa chambre.
L’hiver qui se prolongeait, envahissait les étés qui n’étaient que la succession des défaites, même les régiments cosaques qui se défaisaient. Les soldats occupaient les gares, arrêtaient les trains et jetant en l’air leur chapka, prenaient d’assaut les wagons, rentraient chez eux. Dans les ateliers de l’usine Ogirov, les ouvriers se mettaient en grève plusieurs fois par semaine. Le froid, les salaires, la
Weitere Kostenlose Bücher