Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
partager, un cheval abattu dépecé par des soldats qui logeaient à l’hôtel et qui régalaient au nom du Socialisme. Une camarade apportait de la vodka, qu’on se passait de table en table, une gorgée, et une acclamation rauque de plaisir. Puis le silence et tout à coup une voix, un chant nostalgique, la première eau d’un fleuve profond. Un soldat commençait, la tête rejetée en arrière, les paumes appuyées à la table, et il chantait la peine des hommes, la simplicité de l’amour et la cruauté du temps. Il faisait dans cette salle en désordre, où les fusils étaient appuyés aux murs, naître le bouleau quand le vent en soulève les feuilles et qu’elles semblent d’argent. Anna, un soir, cependant que d’autres voix entonnaient le chant et que l’arbre devenait forêt, traversa la salle sans qu’on prête attention à elle. Le salon était froid et vide, mais elle avait remarqué dès le premier jour un piano proche d’une fenêtre. Elle en caressa le clavier, elle écouta, laissa revenir le refrain et elle s’élança, accompagnant les voix qui se faisaient plus fortes, plus nettes d’être ainsi soutenues. On entrait dans le salon, on apportait des bougies, un soldat jetait du bois dans la cheminée, et les chanteurs approchaient sans cesser de raconter la forêt et la plaine, l’amour de la paysanne et la beauté le soir, d’un bouleau. Quand ils s’arrêtèrent, il y eut un long silence, quelqu’un enfin cria « hourra » et tous reprirent.
— Joue, dit quelqu’un près d’Anna.
Elle se retourna. Un homme jeune, sans doute un ouvrier, lui sourit.
— Joue, reprit-il. Je n’ai jamais vu quelqu’un jouer au piano avant toi. Joue ce que tu veux.
Anna leva les doigts au-dessus du clavier. Ce concerto de Mozart, celui d’il y a trois ans, août 14, avant l’hiver. Elle commença, mais quelques touches restèrent enfoncées, retenues par le froid, les notes se brisèrent. Anna Spasskaia eut envie de pleurer.
— Le froid, dit-elle.
L’ouvrier s’était approché du piano. Il commençait à le tirer vers la cheminée.
— Aidez-moi, camarades, cria-t-il, on va le mettre au chaud, ce contre-révolutionnaire.
En quelques secondes le piano fut déplacé au milieu des rires. Anna hésitait malgré l’ouvrier qui lui montrait le tabouret. Le piano était désaccordé. Pour interpréter un refrain populaire il suffisait de quelques touches, mais Mozart.
— Joue camarade, insista l’ouvrier. Rien n’est trop beau pour le peuple. Joue pour le camarade Machkine, délégué du Soviet de l’usine Ogirov et pour tous les prolétaires qui sont ici.
Il parlait comme pour un meeting sur une place. Anna s’assit, dit à voix basse :
— Je m’appelle Spasskaia, camarade. Mon père est l’ingénieur en chef de l’usine Ogirov.
Machkine se mit à rire, leva le poing comme s’il allait dans un geste de surprise frapper le piano. Mais il interrompit son mouvement, caressa l’instrument, dit en clignant de l’œil à Anna.
— Spasskaief était l’ingénieur en chef, camarade. – Puis il haussa le ton et lança : – Joue deux fois, camarade.
Anna fut saisie par cet entrain, cette force. Elle regarda autour d’elle. Soldats, ouvriers, jeunes femmes – les uns assis par terre, les autres sur les tables – attendaient. Elle oublia les touches qui résistaient, ses doigts gourds. Elle dit d’une voix assurée, les mains déjà levées sur le clavier :
— Camarade – elle voulait par avance s’excuser – le piano dans ce concerto de Mozart, ce n’est qu’une partie.
— Tout, dit Machkine en l’interrompant, nous voulons tout, joue tout Mozart.
— Ta gueule ! cria quelqu’un du fond de la salle. Laisse jouer.
Anna sourit à Machkine qui écartait les bras en signe de soumission.
Des événements qui se déroulaient à Saint-Pétersbourg, de la prise du Palais d’Hiver à l’ouverture en décembre 1917 des négociations de paix à Brest-Litovsk, entre Bolcheviks et Représentants de Berlin et de Vienne, le 20 décembre, le jour où, dans la salle éclairée de bougies de l’hôtel Bristol, Anna commençait à jouer, en regardant Machkine, le Concerto Koechel 467, de Mozart – les journaux anglais et français de Shanghai rendaient compte avec retard et confusion. Au siège de la mission catholique où on les recevait chaque jour, le père Giulio Bertolini essayait de comprendre le sens de cette révolution russe, que le Shanghai Daily
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