Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
d’abord quelques pages de la biographie, revint au portrait de cette Polonaise, juive aussi, comme elle, morte en révolution, tuée à coups de bottes par des officiers, corps confié à l’eau verdâtre d’un canal, puis elle prit les lettres au hasard, écoutant pour la première fois une voix de femme qui osait dire les mots endormis, parler comme Sarah eût voulu le faire, lettres-échos de ce qu’elle n’avait pas vécu. Elle lut, se leva, alla jusqu’au balcon, suivant la crête des vagues. Elle ne rentra qu’au moment où, commençant à frissonner, elle s’aperçut qu’elle était pieds nus. Elle continua de lire ; puis quand le soleil réussit à forcer l’épaisseur bleutée qui barrait l’horizon, elle prit son carnet, et sans réfléchir, avec le même allant qui la poussait parfois, au cours d’une répétition, à abandonner le morceau en cours, à se laisser glisser conduite vers un autre musicien, parce qu’une note faisait surgir une réminiscence, elle écrivit : « Je t’aime et ton absence est pour moi une douleur insupportable comme si mon corps était parcouru de blessures profondes que chaque instant passé loin de toi avive. Je ne survis que comme l’une de ces plantes qui se ferment dans la nuit, j’attends, j’attends…» Elle s’interrompit, se mettant à pleurer, sanglots qu’elle ne réussissait pas à contrôler, obligée d’enfouir son visage dans l’oreiller.
Elle s’endormit ainsi, ne s’éveillant que vers midi. Le livre et le carnet étaient ouverts près d’elle. Elle relut la phrase qu’elle avait écrite comme s’il se fût agi d’une citation recopiée. Elle n’attendait personne. Elle n’aimait que la musique. Elle rit se moquant d’elle-même, répétant ces mots : « je n’aime que la musique », déjeunant sur le balcon dans l’air vibrant de lumière, le vent tombé, la mer balancée encore mystérieusement par le souvenir du souffle nocturne. Charles Weber était lui aussi sorti sur le balcon, il s’appuyait à la grille de séparation.
— Comment allez-vous ? interrogeait-il.
— Très bien, Charles, très bien, nous avons le temps, n’est-ce pas ?
Ils étaient partis pour Monte-Carlo sans évoquer les propos de la nuit. Ils avaient fait arrêter la voiture au-dessus de Villefranche-sur-Mer, de ce point où l’on saisit à la fois la rade et Saint-Jean-Cap-Ferrat. L’air était devenu en ce début d’après-midi d’une douceur odorante, la mer paraissait brisée en une infinie variété de facettes brillantes. Charles avait saisi la main de Sarah posée sur le parapet qui longeait la route.
— Je ne veux pas divorcer, avait dit Charles. Vivons comme cela si vous le voulez.
Elle lui abandonnait sa main, souriait.
— Vivons, Charles, vivons, la vie décide.
Durant quelques mois, ils avaient ainsi poursuivi parallèlement leur chemin, voisins d’hôtel la nuit, complices fraternels dans la journée, réunis le temps du concert. Charles, au moment de saluer le public, prenait Sarah par la main et quand ils se retrouvaient en coulisses il la tenait aux épaules. Elle se laissait embrasser dans l’émotion de leur interprétation commune.
Mais Charles avait toujours un mot ou un geste maladroit. Il essayait d’effleurer les lèvres de Sarah, il murmurait : « Si nous recommencions Sarah, essayons cette nuit, je vous en prie. »
Il la serrait contre lui, elle sentait l’odeur de sueur, elle reconnaissait la forme de son corps. Elle avait un frisson de dégoût instinctif qu’il ne percevait pas, ou bien, fat comme il l’était, imaginait-il qu’elle était émue. Elle le repoussait avec vivacité.
— À demain, disait-elle, passez me prendre comme d’habitude. Bonsoir, Charles.
Peut-être cela eût-il pu cependant continuer des années encore. Charles se mit à recevoir des admiratrices dans sa chambre. Cherchait-il à rendre Sarah jalouse ? Il partait avec ces jeunes femmes de manière provocante, riant trop fort, leur tenant parfois la taille. Sarah n’éprouvait qu’une indifférence apitoyée. Le matin il lui arriva de demander à Charles :
— Intéressante ?
Il haussait les épaules, continuait de lire le journal cependant qu’elle riait. De nouvelles habitudes, la paix entre eux. Mais il y eut ce voyage en Pologne, l’invitation lancée par le Quai d’Orsay à l’occasion du séjour à Varsovie du maréchal Foch, au début du mois de mai 1923. Sarah avait voulu refuser.
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