Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
porte de l’hôtel, avant que la nuit ne le prenne, « recommencer…», avait-il dit – à Varsovie, reprit-elle, j’ai rencontré le docteur Wiesel…
David Wiesel avait quitté l’hôtel Marszalkowska où était descendue Sarah Berelovitz. Il marchait lentement, s’arrêtait, cherchait un cigare, gestes pour retenir le temps, différer le moment où David devrait admettre qu’il avait renoncé, qu’il ne retournerait pas à l’hôtel Marszalkowska, ne demanderait pas Sarah Berelovitz au portier. Elle ne l’inviterait pas à la rejoindre, ouvrant ses bras, ses lèvres pleines. Seul, David. Au lieu de se diriger vers les jardins Saski et la place Tlomackie où il habitait, il marcha vers la Vistule. Amertume diffuse, comme ces douleurs qui rayonnent et envahissent peu à peu le corps mais auxquelles on s’habitue. Il s’accouda au parapet du pont Poniatowski, se laissa envelopper par le vent froid, chercha à distinguer l’eau du fleuve, y jeta son cigare, revint sur ses pas vers l’avenue Marszalkowska.
Vieil homme, David, empêtré de souvenirs et de morale, prisonnier de cette nuit où il avait vu Sarah gluante, surgir à la vie. Il se souvenait de la chambre, de Nathalia Berelovitz, de sa voix quand elle geignait, du vieux Guinzbourg qui attendait rue Mila, d’Elie Berelovitz et de Samuel, plus tard, quand le père de Sarah était revenu de Chine. Il revoyait les cernes gris de la douleur sur le visage de Sarah le jour de l’enterrement de Samuel, petite fille désemparée qui refusait de pleurer, belle déjà, ses cheveux noirs bouclant autour de son front pâle. Cette même petite fille ce soir, dans le hall de l’hôtel. Maintenant seulement, devant chez lui, place Tlomackie, au moment où il cherchait sa clé, David savait que Sarah était une femme et qu’elle avait espéré de lui qu’il ne la quitte pas. Vieil homme, David, en lui ce poids de mémoire, ce bloc strié d’expériences et de sentiments, de préjugés, vieil aveugle qui laissait la vie filer.
Il savait qu’il n’allait pas dormir, qu’il s’installerait à son bureau, déplaçant les dossiers de ses malades, prenant, caché derrière une seconde rangée de livres, la boîte de carton où il classait le double de ses correspondances avec le bureau de l’Internationale Communiste à Moscou. Imprudence, violation des consignes. « Ne gardez rien chez vous », avait dit le courrier de l’Internationale, « vous entendez, rien, même pas un journal. » Mais David Wiesel avait besoin de ces papiers jaunes qui craquaient entre ses doigts. Il lui fallait relire les lignes noires qu’il avait tracées, chaque semaine un rapport sur l’état d’esprit des masses travailleuses juives, sur la politique chauvine du gouvernement, sur les préparatifs d’une intervention militaire contre la République des Soviets.
À froisser ces pages entre ses doigts, David se rassurait : il n’était pas que le vieil homme, le quinquagénaire moralisateur, le fils du banquier Wiesel, le pédiatre à la mode, « un juif, chère amie, mais vous savez comment ils sont ? Quand ils font quelque chose, ils le font jusqu’au bout, et celui-là est un médecin extraordinaire ». Il était aussi le jeune conspirateur qui avait tranché les liens avec sa vie passée, choisi le monde nouveau. Dans ce même bureau, il avait parlé toute une nuit avec le courrier de Moscou, un ancien étudiant en médecine, qui voyageait sous le nom de Kostia Ogirov. « Nous avons tous abandonné quelque chose, avait-il dit à David, c’est le prix qu’il faut payer. » Il s’était allongé sur le sofa, avait demandé à David d’éteindre les lumières, « mal aux yeux », expliquait-il, « lire, lire, et le manque de sommeil ». Il arrivait de Berlin ou de Hambourg, il annonçait la révolution en Allemagne. « Quand le feu aura repris là-bas, disait-il, l’Europe brûlera. Les Français, en occupant la Ruhr, ont secoué les braises, maintenant…» David l’observait. Kostia s’était pelotonné comme s’il voulait dormir, les poings sous la joue, les jambes repliées. « Vous avez retrouvé la position fœtale, dit David en souriant. On retourne toujours au passé. » Kostia n’avait pas bougé : « Seriez-vous un liquidateur, Wiesel, un défaitiste ? » Il parlait bas, son ton très différent de celui qu’il avait quand il évoquait les marins et les dockers de Hambourg en lutte contre la Reichswehr. « Je plaisantais »
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