Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
déchirer un corset trop serré. Elle avait laissé Web au foyer de l’Opéra, au milieu d’un groupe d’admirateurs, elle avait prétexté un malaise pour rentrer seule, et la rue qu’elle empruntait, où s’engouffrait par rafales un vent humide et salé, chargé de la rumeur de la mer roulant les galets, lui rappelait tout à coup cette soirée, l’un des premiers récitals qu’elle avait donné, à la Bibliothèque Polonaise quand elle avait fui aussi, remonté avec le vent de front la rue des Deux-Ponts. Elle avait aussi éprouvé ce soir-là une sensation de liberté un peu coupable. À cause de sa mère. Mais elle se souvenait, elle avait eu tort d’être inquiète pour Nathalia Berelovitz. Ce jeune dandy l’avait raccompagnée, le même qui, dans la rue d’Assas, le jour où elle avait accepté d’épouser Charles Weber, la regardait avec insistance.
Sarah s’était allongée sur le lit, fenêtres ouvertes malgré la fraîcheur de la nuit, pour être avec le bruit de la mer, son odeur. Sarah calme ne voulait pas s’endormir pour profiter heure par heure, jusqu’au jour, de cette nuit conquise. Web frappait à la porte du couloir deux coups légers qui donnaient à Sarah deux secousses craintives et joyeuses. Elle avait un mouvement instinctif, se recroquevillant sous les couvertures pour se dissimuler, retrouvant ainsi un geste de l’enfance quand – souvenir ou récit qu’en avait fait sa mère, – son père entrait dans sa chambre pour l’embrasser. Elle entendait Web, elle l’imaginait jetant son manteau sur le lit, fermant les volets sans même regarder l’horizon. Il tapotait longuement à la porte de communication entre les deux chambres que Sarah, dès qu’elle était rentrée, avait fermée à clé. Il chuchotait « Sarah, Sarah, voyons ». Cette insistance l’irrita. Elle se leva d’un bond, ouvrit la porte, et ils furent face à face, Web en chemise blanche, les jambes nues, elle qui croisait les bras. « Voulez-vous me laisser dormir, Charles, le concert de Monte-Carlo demain soir est important, vous le savez. Bonsoir. »
La manière dont elle le regarda dut l’humilier. Il dit sèchement : « Quand divorçons-nous, chère amie ? » – « Quand vous voulez, Charles. » Elle ferma la porte à clé. Elle lut toute la nuit.
Lors de son dernier passage à Paris, Mietek lui avait offert un livre allemand. « Tu lis l’allemand, Sarah ? » Elle l’avait appris en classe mais surtout elle le connaissait d’instinct comme le yiddish et le polonais. Les langues lui semblaient des souvenirs d’enfance et quand Mietek l’invitait à dîner dans l’un des restaurants juifs du quartier du Sentier, chez Goldenberg ou Haegeman, elle avait l’impression de comprendre aussi le russe, mots de sa mémoire qui lui donnaient envie de pleurer comme s’ils reconstituaient peu à peu le visage de son père.
« Lis ça, disait Mietek, cette femme, il me semble que tu dois l’aimer. Elle, c’était la révolution, toi la musique, mais tout ça, même chose, une révolutionnaire c’est une artiste. » Pendant plusieurs semaines, Sarah n’avait pas ouvert le livre cartonné, n’en regardant même pas le titre, l’enfouissant dans le sac de voyage dans lequel elle transportait toujours des revues, des partitions, quatre ou cinq livres, toujours les mêmes, Guerre et Paix, le Rouge et le Noir, l’Ancien Testament, Baudelaire, et ce carnet à la couverture rouge où elle notait en phrases courtes ses émotions, un visage de femme, dans une rue de Munich, les joues couvertes de larmes, le cou serré par un large bandeau de dentelle blanche et marchant seule plusieurs mètres en avant du cortège, derrière les draperies noires d’un corbillard que n’éclairait qu’une seule couronne ; elle décrivait cela, ou bien une aube au-dessus d’un fleuve.
Ce n’est qu’à Nice, seule enfin, qu’elle avait retiré presque au hasard, de son sac posé près du lit, le livre offert par Mietek. Elle l’avait ouvert, surprise par ce portrait sensible qui ornait la page de garde, une femme sans âge, des cheveux noirs, un regard à la fois intelligent et nostalgique. Elle était allée de la page du titre à la page de garde, plusieurs fois, essayant d’imaginer quels étaient les traits de ce Léon Jochigès à qui cette Rosa Luxemburg avait tant écrit, un volume de lettres, Lettres de Rosa Luxemburg à Léon Jochigès, suivies d’une vie de Rosa Luxemburg. Sarah lut
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