Les hommes perdus
Davout, abandonnant le ministère, avait pris leur tête pour les conduire derrière la Loire, où l’armée devait se retirer.
Louis XVIII était, le 6, à Saint-Denis. Bernard alla le saluer, en reçut le meilleur accueil et revint abasourdi d’avoir croisé dans l’antichambre royale le duc d’Otrante conduit par Talleyrand. Cela n’étonna point Claude. « Fouché, dit-il, achève de réaliser son dessein. Si, d’une façon ou d’une autre, il siège au Conseil, ce sera pour le libéralisme la plus sûre des garanties.
— Oui, mais nous allons payer son portefeuille par l’entrée des troupes étrangères dans Paris », répliqua Bernard avec amertume.
Le lendemain, vendredi, elles occupaient la ville, les Tuileries, le palais Bourbon, le Luxembourg. La Commission de gouvernement, les Chambres durent s’incliner devant le fait et se dissoudre. Le samedi 8, le roi se réinstallait sans pompe au pavillon de Flore, exactement cent jours après l’avoir quitté, comme le nota M. de Chabrol, préfet de la Seine, en accueillant le monarque. Talleyrand était président du Conseil ; Fouché, ministre de la Police. Un bataillon prussien bivouaquait en armes au Carrousel, ses pièces braquées sur le Château, mèches allumées.
« Non seulement l’humiliation, mais de plus la menace, dit Bernard. Voilà tout ce à quoi ont abouti les intrigues de ton albinos. Car, pour les garanties, il n’en existe pas devant les canons. Ce sont les coalisés qui feront la loi, non point Talleyrand ni Fouché. Paris a pour gouverneur militaire, au lieu d’un maréchal de France, un général prussien. Je ne supporterai pas cela, j’ai demandé au roi la permission de me retirer à La Châtenaie. »
VII
Dans une déclaration datée de Cambrai, qui parut au Moniteur du 9 juillet, Sa Majesté avait promis le pardon aux « égarés », tout en marquant l’impossibilité de ne point frapper les « grands coupables ». Dès les premières séances du Conseil, les ministres eurent à s’occuper de ces coupables.
« Les dénonciations, disait Fouché à Claude, pleuvent des gouttières des Tuileries. » Ni lui ni Talleyrand, ni Louis XVIII au demeurant, ne voulaient de vengeances. Mais la réaction contre la Révolution que l’on avait cru voir reparaître avec « Buonaparté » se déchaînait. Dans le Midi, la Terreur blanche flambait aussi violemment qu’en 95. Dans la Gironde, dans l’Ouest, les royalistes ne se contentaient pas non plus de réclamer des châtiments ; ils procédaient eux-mêmes à leurs représailles. Partout, comme en 95 aussi, les émigrés, les prêtres donnaient l’exemple. Les préfets, les commissaires envoyés dans les départements, loin de calmer les fureurs, les encourageaient. À Paris, au pavillon de Marsan, on exigeait trente, quarante, cinquante têtes, des centaines de déportations, des exils par milliers. « Tu n’as pas idée de la stupidité du comte d’Artois, disait Fouché. Excepté Louis XVIII, ces Bourbons sont des crétins. »
Dans le retour de Napoléon, ils voyaient le résultat d’un complot dont on devait exterminer sans pitié les fauteurs. « On va ouvrir la chasse aux maréchaux, proclamait le duc de Berry ; il faut en tuer au moins huit. » Le roi tança son neveu, le menaçant, s’il continuait, de lui assigner résidence à la campagne. « Ils sont implacables, soupirait le monarque ; mais si je les bravais, je n’aurais plus un instant de repos. » Les princes ne participaient plus au Conseil, lequel se tenait chez Talleyrand ; Vitrolles, secrétaire d’État, rendait compte au souverain ; celui-ci, quand il le jugeait bon, convoquait ses ministres pour travailler avec eux soit individuellement, soit ensemble. L’influence du parti d’Artois s’exerçait néanmoins sur les délibérations, par le canal de Pasquier, garde des sceaux, de Jaucourt, ministre de la Marine, de Vitrolles, depuis toujours l’homme de Monsieur. Les Alliés non plus n’y demeuraient pas étrangers. Bernard avait vu juste. « Pozzo di Borgo et autres diplomates, confia Fouché à Claude, nous déclarent très formellement, de la part de leurs maîtres, que si nous ne punissons pas ceux qui ont si traîtreusement rompu la paix de l’Europe, ils prendront le parti de les châtier eux-mêmes. Ils enlèveront, affirme Pozzo, et conduiront en Sibérie tous les hommes notoirement connus pour avoir participé à ce grand attentat. On tiendrait
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