Les joyaux de la sorcière
jouer et personne ne se fût permis, dans ce temple du bon goût, de lui faire remarquer que ce n’était pas le style de la maison, le client ayant, par définition, toujours raison.
Le physique de l’inconnu n’entrait sans doute pas pour grand-chose dans les regards dont le couvrait sa compagne. Il avait un visage dur à la peau couperosée qu’un double menton n’adoucissait pas, de petits yeux de couleur indécise profondément enfoncés sous le surplomb d’arcades sourcilières hérissées de poils poivre et sel. De stature modeste il avait l’air taillé d’un seul bloc dans une matière rugueuse ressemblant assez à du granit. Des épaules en porte-manteau naissait un cou sans doute moins haut que le faux-col glacé qui l’obligeait à relever le menton. La longue moustache à la mongole n’arrangeait pas les choses, son tracé accusant les plis implacables de la bouche et du faciès buté. C’était cet homme-là pourtant que Boldini fixait avec une extraordinaire intensité. Morosini d’abord s’en amusa :
— Vous vous trompez de cible, mon cher Maître. Ce vilain bonhomme ne mérite pas votre attention alors que sa compagne…
— N’est qu’une jolie femme ! répondit le peintre avec une brutalité surprenante. Vous comprendrez mieux quand je vous aurai dit que son voisin s’est trouvé mêlé aux deux drames que je viens d’évoquer pour vous… J’aimerais un autre verre si cela ne vous ennuie pas ?
— Au contraire ! Je vous suivrai.
D’un signe, Aldo appela un serveur, passa une commande exécutée presque instantanément. Et, tandis que Boldini avalait une rapide gorgée sans quitter des yeux l’homme, il hasarda prudemment :
— Ce qui veut dire que ce personnage participait à…
— … la soirée de Bagheria et à celle de Covent Garden. Ce genre de gueule ne s’oublie pas, croyez-moi, continua-t-il avec une soudaine nervosité.
— Dans ce cas vous devez savoir qui il est ?
— L’un de ces potentats américains aussi riches que mal élevés. Celui-là vient de New York ou de Chicago, je ne sais plus très bien. Il y dirige une sorte d’empire qui va de la construction des gratte-ciel – sa façade en quelque sorte – à toute une suite de commerces moins avouables. J’ajoute qu’il est d’origine sicilienne. Il s’appelle… Ricci, je crois ? Oui… je me souviens : Aloysius C. Ricci.
— Ricci ? Je le verrais plutôt Florentin ?
— Il n’a pourtant rien d’un Botticelli ni même d’un Verrocchio !
— C’est son nom qui me frappe. Avez-vous oublié qu’un Ricci a joué un rôle déterminant dans la vie de Bianca Capello ?
Et comme Boldini donnait des signes évidents d’ignorance, il poursuivit :
— L’assassin de son premier époux, ce Pietro Buenaventuri qui l’avait enlevée de Venise et installée à Florence, ce sbire du grand-duc Francesco qui lui a permis de devenir grande-duchesse s’appelait ainsi. Alors vous me permettrez de trouver que ça commence à faire pas mal de coïncidences. Il ne manque plus qu’un Capello ou un Médicis pour compléter le tableau.
Cette fois le peintre accusa le coup. Derrière leurs fines lunettes à monture d’or ses yeux s’agrandirent et s’attachèrent plus que jamais à l’Américain. Morosini demanda :
— Que savez-vous d’autre sur lui ?
— En dehors d’un penchant immodéré pour les femmes blondes dont j’ai entendu dire qu’il change souvent, je n’ai vraiment rien de plus à vous apprendre.
— C’est déjà pas mal. La suite je vais essayer de la trouver ailleurs.
Abandonnant enfin sa contemplation Boldini tressaillit comme s’il sortait d’un rêve :
— Vous pensez que cet homme a pu jouer un rôle dans ces deux meurtres ? C’est sérieux ?
— Très ! J’aurais préféré qu’il collectionne les joyaux plutôt que les jolies filles mais l’un n’empêche pas l’autre après tout et vous ne m’avez pas l’air très renseigné sur ce type.
— J’en conviens et j’avoue même que je l’avais oublié. C’est en le revoyant ici que mes souvenirs se sont réveillés. Pardonnez-moi si je vous semble indiscret mais où pensez-vous résoudre le problème ?
— À Londres. Je brûle de l’envie soudaine de revoir Scotland Yard et son limier-vedette. En attendant je crois que nous allons avoir une visite, ajouta-t-il en baissant le ton.
En effet, après un bref entretien avec le maître d’hôtel, Aloysius C. Ricci
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